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 Extrait du livret / From the liner notes


Alia Vox
AVSA9944



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François Couperin
Les Apothéoses

On voit trop facilement en Couperin le musicien tendre et gracieux, un rien mélancolique, dont la palette aux tons doux est la même qui sert au pinceau de Watteau. Il existe un autre Couperin, qui manie l’humour et dont la griffe est agile. Et un troisième encore, qui fut un musicien engagé dans tous les combats esthétiques de son temps, et à l’avant-garde. De grands combats, comme celui qui réunit les amoureux de l’Italie, et qui lui fit écrire, à vingt-deux ans ou vingt-quatre ans, les premières sonates qui virent le jour en France. Ou des escarmouches, comme celle qui opposa les maîtres jurés de la confrérie des ménestriers aux musiciens du roi. Dans tous les cas on le vit prendre parti avec fougue et activité – mais aussi traduire en musique, avec compétence et avec cet humour léger qui le caractérise, ses positions.

Le combat des Muses – celui de la Muse italienne et de la Muse française – avait agité tout le XVIIème siècle, dont l’histoire est un vaste champ de manœuvre où évoluent des troupes d’Italiens conduits par Rossi ou Cavalli sous la bannière de Mazarin, repoussés par les amateurs de ballets de Cour, avec replis tactiques des compositeurs d’airs de cour, contremarches des virtuosi, jusqu’à la victoire finale du transfuge Lulli, traître aux siens, qui se saisira de la bannière française après avoir changé en « y » la marque italienne de son nom. Ne prenons pas à la légère ce combat d’esthétique : ce fut une chose sérieuse et la destinée même de l’art français s’y joua bien souvent. Lorsque naît Couperin, une trêve forcée a réussi à faire repasser pour toujours les envahisseurs au-delà des Alpes. Lully a ses inconditionnels, ses fanatiques. Mais secrètement, l’Italie arme les siens, et les premières années du XVIIIème siècle ne se passeront pas sans que les nationaux et les amateurs des beautés d’Italie n’en soient venus aux mains de nouveau.

C’est sur cet arrière-fond que s’inscrit l’œuvre de François Couperin. L’attraction de la musique italienne s’exerce d’abord sur lui. C’est en son nom qu’il s’engage dans la musique, avec une fougue de jeune homme. Amoureux fou de Corelli, c’est sous un pseudonyme italien qu’il fait jouer sa première sonate – qui est aussi la première qui ait été composée en France. Aux yeux de ses contemporains, il est, comme dit avec mépris Lecerf de la Viéville, lulliste fanatique, « le Serviteur passionné de l’Italien ». Couperin ne reniera jamais cette veine en lui. Mais sa grandeur sera, l’âge venant, de tenter cette synthèse qu’il appellera lui-même « les gouts réunis ». Non pas une neutralité inconsistante, mais un engagement bilatéral, destiné à additionner les qualités propres aux deux musiques. À la richesse plus grande et à la générosité mélodique que l’Italie lui a enseignées, il joint plus de mesure, un sens plus délicat de la fragilité des formes, et du goût pour la danse qui caractérise la sensibilité musicale française. Mais il n’est pas suffisant qu’il opère cette synthèse. Couperin tient au pays de Descartes par la lucidité et la claire conscience de ce qu’il fait et de ce qu’il veut faire : et c’est en cela que son œuvre est « engagée ». Il fait ce qu’il veut, mais il dit pourquoi. Il n’est pas suffisant non plus qu’il le dise : il le proclame, mais avec le sourire, un clin d’œil qui établit un rien de distance.

L’Apothéose de Corelli (1724) et L’Apothéose de Lully (1725) sont deux déclarations d’intentions, deux proclamations de foi, deux messages de reconnaissance – et deux affirmations, fermes et ambiguës à la fois, de Couperin par lui-même, au travers de deux grands ancêtres auxquels il rend hommage. « Le gout Italien et le gout François ont partagé depuis longtems (en France) la République de la Musique ; à mon égard, j’ay toujours estimé les choses qui le meritoient, sans acceptation d’Auteurs, ny de Nations; et les premiéres sonades Italiénes qui parurent en France il y a plus de trente années, et qui m’encouragerent à en composer ensuite, ne firent aucun tort dans mon esprit, ny aux ouvrages de Monsieur de Lulli, ny à ceux de mes ancêtres, qui seront toûjours plus admirables qu’imitables. Ainsi, par un droit que me donne ma neutralité, Je vogue toûjours sous les heureux auspices qui m’ont guidé jusqu’à présent. »

 

LE PARNASSE OU L’APOTHÉOSE DE CORELLI fait partie des Goûts réunis.

C’est une sonate à l’Italienne, la plus ample et la plus forte que Couperin ait écrite. Ce n’est pas un pastiche, mais une œuvre sérieuse et grave, constamment belle, harmonieuse et généreuse : c’est en ce sens, plus encore que par la proximité du style, qu’elle est un hommage à Corelli. Chaque mouvement est pourvu d’un titre, mais il ne s’agit pas d’un argument ni d’un commentaire. C’est un peu d’esprit superposé à la musique, qui reste « pure ».

Corelli au piéd du Parnasse prie les Muses de le recevoir parmi elles (gravement).

Puissante basse mélodique à la Corelli, longue phrase d’un seul souffle, harmonies esquivées, feintes, rencontres sensuelles et délicieuses.

Corelli, charmé de la bonne réception qu’on lui fait au Parnasse, en marque sa joye. Il continue avec ceux qui l’accompagnent (gayement).

Beau fugato, longuement développé.

Corelli buvant à la Source d’Hypocrêne, sa Troupe continue (modérément).

Mouvement limpide – le seul qu’on pourrait qualifier de descriptif – longues tenues, suaves dissonances évoquant la source sacrée que jadis Pégase fit jaillir d’un coup de sabot.

Enthouziasme de Corelli causé par les eaux d’Hypocréne (vivement).

Petit mouvement presque concertant, avec des envolées et un frémissement de cordes qui rappellent la réputation qu’avait Corelli de jouer « comme un possédé ».

Corelli, aprés son Enthouziasme, s’endort ; et sa Troupe joue le Sommeil suivant (tres doux). « Sommeil » comme on en trouve dans tous les opéras italiens, mais aussi dans les Sinfonie da chiesa, avec un admirable raffinement harmonique.

Les Muses reveillent Corelli et le placent auprés d’Apollon (vivement).

C’est une tromba, mais écrite en triolets de triples croches, du plus joyeux effet.

Remerciement de Corelli (gayement).

Un des plus beaux mouvements fugués de Couperin sur un beau thème italien de carrure, déjà presque plus vivaldien que corellien.

 

CONCERT INSTRUMENTAL SOUS LE TITRE D’APOTHEOSE COMPOSÉ À LA MÉMOIRE IMMORTELLE DE L’INCOMPARABLE MONSIEUR DE LULLY.

Le titre est ronflant, emphatique ; mais déjà c’est l’humour de Couperin que l’on y décèle : il semble s’adresser aux dévots du Surintendant avec leur propre jargon hagiographique… Il faut voir l’humour à chaque mesure de cette œuvre nouvelle, mêlé au sérieux : c’est ce qui la distingue d’abord de L’Apothéose de Corelli. Celle-ci était une sonate pourvue de titres ; ici, c’est une véritable musique à programme, dont le sel nous échappe si nous n’en connaissons pas le propos.

Lully aux Champs Elysés, concertant avec les Ombres liriques. (gravement).

Grande ritournelle d’opéra, au langage simple comme celui de Lully. Aux Champs Elysées, c’est visiblement lui qui dirige. Il a trouvé le moyen d’être Surintendant là-bas aussi, et de s’assurer un monopole…

Air pour les mêmes (gracieusement).

C’est une sorte d’Entrée de Ballet au rythme dansant.

Vol de Mercure aux Champs Elysés pour avertir qu’Apollon y va descendre (tres viste). Allusion directe aux scènes d’opéra où les dieux sont précédés par des messagers.

Descente d’Apollon qui vient offrir son violon à Lulli et sa place au Parnasse (noblement).

Grande pièce d’orchestre, traditionnelle à l’opéra, pour célébrer la majesté de l’évènement, et pour couvrir le bruit des machines…

Rumeur souteraine, causée par les Auteurs contemporains de Lulli (viste).

Couperin commence à s’amuser. Les jaloux de Lulli, ce sont les Italiens et les italianisants qu’il a anéantis et qui remâchent leur vengeance. D’où le style, différent de celui du début : et qui vient droit d’outre-monts.

Plaintes des mêmes : pour des Violons tres adoucis (dolemment).

Ceux-là se plaignent en français ?

Enlévement de Lulli au Parnasse (tres legérement).

Petit embryon de style d’imitation, quelques syncopes à l’italienne…

Accueil entre Doux et Agard fait à Lulli par Corelli et par les Muses italiénes (largo).

Sur une basse en mouvement à la Corelli.

Remerciment de Lulli à Apollon (gracieusement).

Air totalement français d’allure et de démarche, ornementé abondamment.

Apollon persuade Lulli et Corelli que la réunion des Gouts François et Italien doit faire la perfection de la Musique. Essai en forme d’Ouverture.

Corelli admirait tant l’Ouverture d’Armide qu’il l’avait fait encadrer : rien d’étonnant donc qu’Apollon-Couperin salue la réconciliation des deux styles rivaux par une ouverture à la française… passablement italianisée !

Air léger pour deux violons, Lulli jouant le Sujet, et Corelli l’accompagnant. Second air. Corelli‚ jouant le Sujet à son tour, que Lulli accompagne.

Couperin s’amuse franchement : petit duo en forme de pastiche double, où chacun des deux styles apparaît tour à tour. C’est le plus joli « à la manière de … » de la musique.

La Paix du Parnasse, faite aux Conditions, sur la Remontrance des Muses françoises, que, lorsqu’on y parleroit leur langue, on diroit dorénavant Sonade, Cantade, ainsi qu’on prononce Ballade, Sérénade, &c. Sonade en Trio.

Ce sont les « Gouts réunis » : les muses françaises jouent le premier violon, les muses italiennes, le second. La fusion des genres est parfaite, et la synthèse idéale.

Triomphe d’Apollon… et de Couperin !

 

PHILIPPE BEAUSSANT

 

 
ENGLISH VERSION

 

François Couperin
Les Apothéoses

Couperin is too easily seen as the tender, graceful and somewhat melancholy composer, whose soft-toned palette was the same as that which served the brush of Watteau. There was another Couperin who was a master of humour and whose claws were sharp. And yet another who was a musician involved in the aesthetic battles of this time and in the avant-garde. There were great battles, like the one to which the lovers of Italy rallied, and which led him to write, at the age of twenty-two or twenty-four, the first sonatas to appear in France. There were skirmishes, like that in which the sworn masters of the guild of minstrels opposed the royal musicians. In each case we find him participating zealously and actively – but also translating his own positions into music with his characteristic skill and lighthearted humour.

The battle between the Muses – the Italian Muse and the French Muse – had fired up the whole of the seventeenth century, whose history was a vast battle-field in which the Italian troops led by Cavalli or Rossi under the banner of Mazarin advanced and were repulsed by the supporters of the “ballets de Cour”, with tactical withdrawals from the composers of the “airs de cour” and counter-marches from the virtuosi, until the final victory of the renegade Lully, who betrayed his side, seizing the French banner after having changed to a y the Italian ending of his name. This aesthetic struggle should not be taken lightly: it was a serious matter which often affected the very destiny of French art. When Couperin was born, a forced truce succeeded in turning back for ever the transalpine invaders. Lully had his unquestioning supporters, his fanatics. But secretly Italy was re-arming hers, and the early years of the eighteenth century would see Italians and lovers of the beauties of Italy entering the fray again.

It is against this background that the work of François Couperin was written. The attraction of Italian music influenced him first. It was in its name that he first engaged in music, with the zeal of youth. Infatuated with Corelli, it was under an Italian pseudonym, that he presented his first sonata – which was also the first to be composed in France. In the eyes of his contemporaries he was, as the Lullyist fanatic Lecerf de la Viéville scornfully noted – “the passionate servant of the Italian”. Couperin never denied this vein. But, as he grew older, his great achievement would be to attempt the synthesis which he himself was to call “the styles reunited”. This did not represent an inconsistent neutrality but a bilateral engagement, destined to increase the qualities of both styles of music. To the greater richness and melodic generosity which he had learned from Italy, he brought more measure, a more delicate sense of fragility of forms and a taste for the dance which characterized French musical sensibility. Couperin belonged to the country of Descartes in his lucidity and clear consciousness of what he has doing and seeking: and it was in this that his work displayed “commitment”. He did what he wanted, but he said why. It was no longer enough even that he said it: he proclaimed it, but with a smile and a wink which established a modicum of objectivity.

L’Apothéose de Corelli (1724)  and L’Apothéose de Lully (1725) were two declarations of intent, two proclamations of faith, two messages of acknowledgement – and two affirmations, both strong and ambiguous at the same time, by Couperin himself, through the two great ancestors to whom he paid homage. “The Italian and French styles have for a long time (in France) shared the Republic of Music; in my view, I have always admired the things which deserve it, without regard to Composers or Nationalities; and the first Italian sonatas which appeared in France more than thirty years ago, and which encouraged me to compose some afterwards, did no harm, in my opinion, either to the works of Monsieur de Lully or to those of my ancestors, which will always be more admirable than imitable. Thus, by a right which gives me my neutrality, I still sail under the lucky flags which have hitherto been my guides.”

LE PARNASSE OU L’APOTHEOSE DE CORELLI is part of the Goûts réunis.

It is a sonata in the Italian manner, the largest and strongest that Couperin ever wrote. It is not a pastiche, but a serious and grave work that is consistently beautiful, harmonious and noble: it is in this respect, rather than in similarity of style, that it is a homage to Corelli. Each movement is provided with a title, one which is neither an argument or a commentary, but a little wit superimposed on the music, which remains “pure”.

Corelli at the foot of Parnassus begs the Muses to receive him into their midst (gravely).

A powerful melodic bass line in the Corellian manner, long phrases sung in a single breath, elusive harmonies, deceptive progressions, sensuous and delicious clashes.

Corelli, delighted by the good reception given to him on Parnassus, expresses his joy. He continues with those who accompany him (gaily).

A very fine fugato, developed at length.

Corelli, drinking at the Fountain of Hippocrene, his Flock continues (moderately).

A limpid movement, the only one that could be considered descriptive, with long, sustained notes, smooth dissonances evoking the sacred fountain which gushed forth when Pegasus struck the ground with his hoof.

Corelli’s enthusiasm aroused by the waters of Hippocrene (lively).

A short, almost concertante, movement, with fleeting and shivering string figures which recall Corelli’s reputation for playing “like one possessed”.

Corelli, after his enthusiasm, falls asleep; and his Flock plays the following slumber (very softly).

Sommeil, like those found in many Italian operas of the time, but also in the Sinfonie da chiesa, with admirable harmonic refinement.

The Muses awaken Corelli and place him alongside Apollo (lively).

This is a tromba, with dotted figures and semiquaver triplets achieving a joyful effect.

Corelli’s thanks (gaily).

One of Couperin’s finest fugal movements, based on a fine theme of Italianate build, almost more like Vivaldi than Corelli.

 

CONCERT INSTRUMENTAL SOUS LE TITRE D’APOTHÉOSE COMPOSÉ A LA MÉMOIRE IMMORTELLE DE L’INCOMPARABLE MONSIEUR DE LULLY. (Instrumental Concert with the title of Apotheosis composed to the immortal memory of the incomparable Monsieur de Lully).

The title is grandiloquent and emphatic, but it reveals the humour of Couperin; it would seem to be addressed to the worshippers of the Surintendant with their own hagiographic jargon… In every bar of this new work we can find humour, tinged with seriousness: this immediately sets it apart from L’Apothéose de Corelli, which was a sonata provided with titles; this is true programme music, whose wit might escape us if we did not know what it was about.

Lully in the Elysian Fields, concertizing with the lyric Shades (gravely).

This is a grand operatic ritournelle in a simple style like that of Lully. In the Elysian Fields Lully was clearly in charge. Even there he found a way to be director (Surintendant).

Air for the same (gracefully).

This is a kind of Entrée de Ballet with dance rhythm.

The Flight of Mercury to the Elysian Fields to announce the descent of Apollo (very quick).

This was a direct allusion to the operatic scenes in which the gods were preceded by messengers.

Descent of Apollo who comes to offer Lully his violin and his place in Parnassus (nobly).

This is an orchestral piece, traditionally used in opera, to celebrate the majesty of the event, and to cover up the noise of the machines…

Subterranean rumbling from Lully’s contemporaries (quick).

Couperin begins to amuse himself. Those jealous of Lully were the Italians and their imitator whom he had destroyed and who brooded on their vengeance. Hence the style, different to that of the opening, which came straight from the other side of the Alps.

Complaints of the same: by the Violins much softened (dolefully).

Were they complaining in French?

The raising of Lully to Parnassus (very lightly).

A little embryo of the fugal style, with a few Italianate syncopations …

Part friendly, part aloof reception given to Lully by Corelli and the Italian Muses (largo).

This is built upon a typical Corellian moving bass.

Lully’s thanks to Apollo (gracefully).

A fine, richly ornamented air, totally French in style and manner.

Apollo persuades Lully and Corelli that the reunion of the French and Italian styles must be perfection in Music. Essay in the form of an Overture.

Corelli greatly admired the Overture to Armide, which he had had framed: it is therefore not at all surprising that Apollo-Couperin should greet the reconciliation of the two rival styles with an overture in the French style, somewhat Italianized!

Light Air for two violins, with Lully playing the Subject and Corelli the accompaniment. Second Air, with Corelli now playing the Subject and Lully the accompaniment.

Here Couperin was clearly enjoying himself with this little duet in the form of a double pastiche, in which each of the two styles appears in turn. It is one of the most attractive examples of “in the style of…” music.

The Peace of Parnassus, made on condition, following complaints by the French Muses, that, when their language was spoken, one would henceforth say Sonade, Cantade, just as we say Ballade, Sérénade and Sonade en Trio.

Here are the “Goüts réunis”: the French Muses play the first violin part, the Italian Muses the second. The fusion of the genres is perfect, the synthesis ideal.

The triumph of Apollo … and of Couperin!

 

PHILIPPE BEAUSSANT
Translated by Frank Dobbins

 

 

 

  

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