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WUNDERKAMMERN (07/2015) 
(Blog de Jean-Christophe Pucek
qui n'est plus accessible sur la Toile)


Agogique  
AGO020




Code-barres / Barcode : 3700675500207

 

Analyste: Jean-Christophe Pucek
 

 

Lorsque, arrivant de Venise, ils parvinrent devant les portes de Padoue, les deux voyageurs marquèrent un long temps d’arrêt afin de laisser toute la force de leurs premières impressions se graver dans leur mémoire ; il serait toujours temps de revenir demain et de trouver la place idéale pour réaliser les croquis qui permettraient ensuite à l’esprit de récréer sur la toile, avec une exactitude additionnée d’un large trait de fantaisie, la physionomie et l’atmosphère du lieu. Leur bagage déposé à l’auberge, Giovanni et Bernardo, faisant fi de la fatigue du voyage, s’en allèrent par les rues de la cité dont ils comptaient sans attendre contempler les beautés. Si édifices et tableaux y étaient présents à profusion, leur hôte leur avait signalé une merveille suffisamment prisée pour faire accourir à elle, depuis toute l’Europe, une foule d’admirateurs, un prodige qu’ils découvriraient en fréquentant assidûment la Basilique.

 

Bien qu’aucun document ne l’atteste, il est impensable d’imaginer que Canaletto et son neveu Bellotto, qui séjournèrent à Padoue au tout début des années 1740, aient négligé d’aller écouter Giuseppe Tartini qui, revenu dans la ville dont il avait dû s’enfuir à la suite de l’abandon, sitôt son père enterré, de ses études de droit au profit de la musique et du mariage avec une femme moins bien née que lui, était attaché au service de la Basilique depuis 1721 en qualité de Premier violon et chef de concert, mais aussi fondateur, en 1727, d’une école de violon qu’il devait diriger quarante années durant et dont la renommée fut telle qu’elle attira à elle des musiciens venus de tous les horizons au point d’y gagner le surnom « d’École des Nations. » Les deux védutistes arrivèrent probablement à temps pour avoir la chance d’entendre le compositeur alors que sa virtuosité brillait encore de tous ses feux – son œuvre la plus célèbre, la Sonate en sol mineur dite « Trille du Diable », atteste des sommets qu’elle pouvait atteindre et Tartini y apporta un surcroît de raffinement après avoir eu la révélation de l’époustouflante technique d’archet de Francesco Maria Veracini –, car, en 1741, une maladie le priva d’une partie de la dextérité de son bras gauche, le poussant à se concentrer, durant la trentaine d’années qui lui restait à vivre, sur son œuvre de théoricien (on lui doit plusieurs traités) et son action de pédagogue.

 

Même si l’on conserve de lui quelques pièces sacrées, la production de Tartini est essentiellement instrumentale. Des quelque 350 œuvres qui lui sont aujourd’hui attribuées émerge un petit groupe de sonates que sa longue période de composition – on sait que certaines d’entre elles existaient déjà au début de 1750 –, son regroupement dans un même manuscrit autographe – notre compositeur en a très peu laissé – et la singularité de sa distribution – le musicien insiste sur le caractère conventionnel de la présence d’une partie de basse et précise qu’il joue ces œuvres en s’en affranchissant – désignent comme relevant d’un commerce intime avec son auteur qui ne se soucia d’ailleurs pas de faire publier ces fruits pourtant savoureux de son imagination. Il les nommait « petites sonates », piccole sonate, une appellation où entre sans doute autant de (fausse) modestie que d’affection envers des pages dont la dimension expérimentale apparaît presque à chaque mesure, qu’il s’agisse de la forme – les modèles corelliens sont connus et parfois encore appliqués, mais on assiste surtout ici à leur délitement – ou du langage. Poussé par la même logique qui le conduit à s’affranchir de la basse continue, Tartini y prend ses distances avec le langage baroque en recherchant une certaine simplicité des carrures, en privilégiant un équilibre et une décantation déjà classiques à la profusion contrapuntique (la Sonate en la majeur Brainard A2 en offre un parfait exemple), avec, ça et là, des foucades et des attendrissements qui laissent penser que l’Italien n’ignorait pas les innovations nées dans l’Allemagne du Nord de l’Empfindsamkeit (il ne fait guère de doute que ses élèves avaient pu les apporter jusqu’à lui). Dans une lettre demeurée célèbre, le compositeur établit une différence entre un jeu suonabile, d’un caractère plutôt instrumental et virtuose, et cantabile, proche du chant et plus exigeant en termes d’expressivité ; l’alternance entre les deux manières, omniprésente dans les piccole sonate, leur confère un charme diffus et intimiste qui, en donnant à l’auditeur l’impression de suivre au plus près les inspirations d’un musicien en train de forger les éléments d’un nouveau style, les rend particulièrement attachantes.

 

David Plantier est un violoniste discret dont je suis le travail depuis déjà un certain nombre d’années, tant au sein d’orchestres comme l’Ensemble 415 de Chiara Banchini, qui fut son professeur, qu’à la tête de ses Plaisirs du Parnasse avec lesquels il a enregistré d’excellents disques consacrés à Westhoff, Walther et Biber. Homme de projets longuement mûris plus qu’apôtre d’un fa presto tapageur, il trouve avec les sonates pour violon seul de Tartini un terrain idéal pour laisser s’épanouir ses plus belles qualités. Sa technique est impeccable, avec un parfait contrôle de l’intonation, une grande précision dans l’articulation, un archet qui sait allier souplesse, variété des attaques et subtilité des nuances, et toutes les capacités de maîtrise et d’agilité nécessaires pour se jouer des chausse-trappes que le compositeur, qui écrivit en premier lieu ces pièces pour lui-même, a abondamment semées de mesure en mesure. David Plantier et Annabelle Luis. Mais le savoir-faire, aussi accompli soit-il, n’est rien sans l’intelligence et la sensibilité, et David Plantier ne manque ni de l’une, ni de l’autre. On le croit ainsi sans mal lorsqu’il écrit, dans son texte de présentation, qu’il fréquente Tartini avec assiduité et depuis longtemps, tant il semble avoir trouvé le juste équilibre entre brillant et profondeur qui sert au mieux sa musique, tant la respiration qu’il apporte à celle-ci paraît naturelle, jamais précipitée ou forcée, tant, sans jamais s’alanguir, il sait donner à la musique l’ampleur qu’elle requiert pour déployer ses lignes, tant, sans rien abdiquer de son contrôle, il la laisse libre de caresser, de danser, de mordre, de chanter surtout, car le lyrisme qu’il en fait sourdre est partout perceptible, frémissant mais retenu, sensuel mais raffiné, dense sans lourdeur. Le choix d’interpréter deux des sonates du programme avec une basse réalisée au violoncelle s’avère pertinente en termes de couleur, et le soutien d’Annabelle Luis s’y révèle d’une présence discrète mais efficace, animé par un réel souci de cohérence avec le jeu du violoniste. Soulignons, pour finir, que les qualités insignes de cette interprétation sont magnifiées par la prise de son équilibrée et chaleureuse d’Alessandra Galleron.

 

Canaletto, en son atelier bruissant, rassemblait ses esquisses pour réinventer de larges panoramas ; Tartini, dans le secret de son cabinet, composait de petites sonates qui regardaient loin vers l’avenir ; dans ce disque, l’art du védutiste rejoint celui du miniaturiste en un dialogue fascinant que tisse l’archet à la fois pudique et solaire de David Plantier. Tendez l’oreille, les paysages qu’il vous offre valent largement qu’on leur accorde une longue halte pour les contempler.

 

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