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WUNDERKAMMERN (09/2016) 
(Blog de Jean-Christophe Pucek
qui n'est plus accessible sur la Toile)


Aeolus 
AE10256



Code-barres / Barcode : 4026798102562

 

Analyste: Jean-Christophe Pucek
 

La part de mystère qui, se jouant des études les plus savantes, entoure toujours ces seize pièces – quinze sonates pour violon et basse continue et une passacaille finale pour violon seul dont la date de composition est toujours disputée (avant 1676 ? vers 1684-85 ?) – autorise des approches très différentes dont le ton peut sensiblement varier en fonction, par exemple, du poids que l’interprète donne à leur dimension spirituelle, voire mystique. Nous sommes, en effet, en présence d’un rosaire, mot qui d’emblée désigne l’œuvre comme d’inspiration sacrée et de conception cyclique, rosarium désignant en latin ecclésiastique une guirlande de roses dont on couronnait la Vierge — notons au passage que l’intitulé le plus juste à donner à ce recueil serait Sonates sur les Mystères du Rosaire, puisqu’y sont évoqués des épisodes de la vie de Marie et de Jésus. Fleurs aussi enivrantes qu’épineuses que ces roses musicales ; pour l’oreille des auditeurs – et gageons qu’à l’époque, si l’on en juge par le soin remarquable apporté à la réalisation du manuscrit, tant du point de vue de sa graphie que de l’adjonction de vignettes gravées ornant le début de chaque sonate, ils furent peu nombreux et triés sur le volet – sollicitée par la succession des préludes et des mouvements inspirés par le chant (aria, lamento, recitativo, canzon et même l’antienne grégorienne Surrexit Christus hodie) ou la danse (allemande, courante, gigue, sarabande, gavotte, chaconne), parfois très brefs et faisant donc apparaître chaque sonate comme un paysage que la lumière recomposerait en permanence, cette démonstration souvent assez ébouriffante de virtuosité mise au service de l’expressivité – il aurait été passionnant de savoir comment ces pièces certes dotées d’un titre, fors la passacaille finale, mais finalement si peu descriptives étaient interprétées à l’époque, et notamment si l’on introduisait brièvement l’audience, si tant est que l’exécution ne se limitât pas au seul prince évêque Maximilian Gandolph, dédicataire du recueil, à ce qu’elle allait entendre – devait être une formidable source de délectation esthétique ; pour le violoniste, en revanche, ce chapelet représente autant de défis hérissés des difficultés parfois les plus acérées. Hormis dans la première sonate (L’Annonciation, comme il se doit) et la passacaille conclusive (ce qui nous entraîne curieusement du côté de l’opéra qui se refermait généralement sur cette danse, convention que le compositeur connaissait), Biber fait usage de la scordatura, un procédé qui consiste à modifier l’accord normal du violon (sol, ré, la, mi), quelquefois à un degré extrême (la Sonate XI, La Résurrection, intervertit ainsi la corde de ré et celle de la, ce qui aboutit à la matérialisation d’une croix derrière le chevalet), pour en élargir les possibilités en termes de technique, avec la réalisation de certaines triples et quadruples cordes particulièrement périlleuses, de résonance, notamment par un accroissement du phénomène de sympathie, et conséquemment de couleur. Il faut, en écoutant ces musiques aux sonorités parfois irréelles et aux détails minutieusement agencés dans un sens symbolique (on a, par exemple, une citation de la Sonate X, La Crucifixion, dans la Sonate III, La Nativité, ce qui s’accorde avec les représentations iconogra-phiques de cet épisode dont on aurait tort d’oublier qu’il n’est pas uniment joyeux), s’imaginer que le violoniste qui joue ce qui est écrit sur la partition entend un résultat sonore différent de celui que ses doigts devraient produire ; pour lui comme pour l’auditeur, on peut parler d’un parcours initiatique semé de chausse-trapes nécessitant une concentration extrême, voire une véritable ascèse, où les frontières entre profane et mystique – notons que nous assistons ici à un mélange qui peut sembler singulier à notre modernité entre sujet sacré et formes séculières, comme en atteste la présence des danses qui étaient normalement interdites à l’église et confèrent à chaque sonate un caractère de suite –, réalité et idéalité tendent à se brouiller et même à disparaître, comme dans ces paysages rêvés par les miniaturistes du XVIIe siècle que leur sujet entraîne à dépasser le cadre matériel contraint, à l’instar de celui d’une sonate, dans lequel ils travaillent pour laisser se déployer leur imagination vers l’immensité.

 

Hélène Schmitt est une violoniste d’exception à laquelle son peu de goût pour l’exposition médiatique n’offre malheureusement pas toute la reconnaissance que son talent mériterait, mais dont ceux qui ont suivi son parcours en tout point exemplaire chez Alpha savent combien de découvertes et de bonheurs ils lui doivent. Ayant eu la chance d’assister aux deux concerts d’Arques-la-Bataille, j’attendais avec impatience la publication d’un enregistrement qui me semblait destiné, comme je l’avais écrit alors, à marquer la discographie pourtant relevée de l’œuvre. Avec sa magnifique pochette signée Petrus Christus, sa note d’intentions juste et touchante signée par la musicienne et sa captation chaleureuse et finement ciselée, le disque est aujourd’hui là et c’est un accomplissement, un des très rares, à mon sens, à pouvoir tutoyer la version désormais mythique de Reinhard Goebel. Bien sûr, la technique violonistique est irréprochable tant en terme d’intonation que de sûreté des traits, la sonorité est épanouie, sensuelle, solaire même, mais sans la dimension narcissique qui peut s’attacher à cet adjectif (voir, sur ce point, la version de Gunar Letzbor), la maîtrise de l’archet et la discipline de la pensée sont partout évidentes. Composé de musiciens aguerris, le continuo est impeccablement tenu et s’impose, mieux qu’un simple soutien, comme un partenaire à part entière qui dialogue avec la soliste et apporte à ses broderies de riches touches colorées ; son inventivité, sa discrétion agissante qui n’exclut aucunement la fantaisie contribuent indiscutablement à la réussite de cette réalisation. Toutes ces qualités de facture, que d’autres lectures possèdent également à des degrés divers, ne seraient rien sans la profonde réflexion menée par Hélène Schmitt sur ce recueil dont aucune dimension ne paraît lui avoir échappé ; elle ose aussi bien la lenteur que la fulgurance, le murmure que la flamboyance, toujours fervente et concentrée, d’une sensibilité passionnée et pourtant formidablement humble devant des musiques si fabuleusement complexes, aussi tortueuses que torturantes, auxquelles elle donne un souffle et une élévation que l’on cherche en vain chez la majorité de ses concurrents (la comparaison avec la lecture de Rachel Podger, adoubée par la critique notamment anglo-saxonne, est éloquente : on ne saurait lui contester l’élégance et la finesse, mais où est la flamme ?) À mes yeux, Hélène Schmitt et ses compagnons ont su approcher l’essence même de ces fameuses Sonates du Rosaire et si mon attachement envers certaines des versions qui m’accompagnent depuis de nombreuses années demeure intact, je sais que c’est vers ce disque de feu touché par la grâce que je me tournerai dorénavant, comme je le fais depuis qu’il m’est arrivé, pour sentir palpiter au plus près l’incroyable invention de Biber.

 

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