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Diapason # 639 (10/2015)
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Astrée 8713 (1989)

 

 

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Analyste: Gaëtan Naulleau

Les 100 disques que tout mélomane doit connaître

 

Et sangloter d'extase les jets d'eau, Les grands jets d'eau sveltes parmi les marbres. » Ces sanglots‑là, nous les chérissons dans un instant précis des Litanies à la Vierge pour six voix et violes, attendu, attendu à chaque écoute depuis vingt‑cinq ans, dès la première respiration du disque de Jordi Savall. Filer d'emblée plage 8 nous priverait du tableau des anges en dialogue avec les hommes qui ouvre l'album sur une ardeur naïve et merveilleuse, et surtout d'un cheminement marial si bien conduit à travers différents effectifs et différentes manières de Charpentier. La procession intérieure du long Stabat Mater dépouillé, hypnotique (pour Port‑Royal) mène aux Litanies et accroît par contraste leur densité d'images et de contrepoint.

 

Cerner l'instant T ? Adieu Verlaine, un peu de recul s'impose. D'abord des acclamations soudées aux six voix sur l'apparition de « Sancta Maria » ‑ premier tutti de l'oeuvre après une amorce pénitentielle. Un « Ora pro nobis » amené dans la continuité (inséré entre deux dissonances puissantes) gagne les autres lignes, puis l'emphase harmonique s'apaise tandis que la texture saturée s'éclaircit: à découvert, le ténor relance « Ora pro nobis » sur un geste nouveau ‑ révérence, ou génuflexion. Et c'est ici, dans l'humble surenchère des autres voix qui appellent sur elles la miséricorde, dans la duplication enchevêtrée du geste ample et descendant, mais toujours plus haut, que nous voyons le jet d'eau. Quand on ne l'attend plus, un ultime « Ora pro nobis » se faufile pianissimo au sommet ‑ son écho suave aux violes sera une autre surprise, par laquelle Charpentier, stratège d'une dévotion voluptueuse, nous ramène sans rupture à l'énumération en chapelet (« demeure toute consacrée à Dieu, rose mystique, tour d'ivoire, maison d'or, arche de la nouvelle alliance, porte du ciel, étoile du matin », etc.) .

 

Voilà pour la partition. Mais l'alchimie et le timing de ces éléments, les plis et les replis de l'exaltation et de la béatitude, l'étoffe profonde des dissonances (impensables à la même époque chez Lully ou Delalande), les images ne sont rien sur la page. William Christie gravait ces litanies en même temps que Savall et son tout jeune Concert des Nations. Quel fossé entre la dentelle de la plus belle facture tramée par les Arts Florissants et ce velours moiré, à la fois sombre et brillant, animé par l'archet de Savall et les élans de Montserrat Figueras. Deux ans après la résurrection d’Atys, le disque a marqué les esprits. Personne n’avait rien entendu de tel, la nouvelle génération se réjouissait d'une inspiration inédite dans ce répertoire... et pourtant quasi sans suite un quart de siècle après. L'interprétation du baroque français a bien évolué, mais sur d'autres pistes. Peut‑être parce que personne n’ose plus les imprécisions que Savall et les siens maîtrisaient, les décalages (le « sfumato ») d'un rubato sans consé­quence sur la barre de mesure mais précieux allié de la décla­mation. Ah, la préci­sion ! mal du siècle pour la musique ancienne. Que tous nos jeunes musiciens réécoutent avec quelle grâce ‑ il n’y a pas d'autre mot ‑ Montserrat Figueras retarde l'ultime « Ora pro nobis ». Non par caprice, mais par une intime intelligence du contrepoint de Charpentier. Le critique est ravi quand il a su isoler et détailler l'un des ressorts de son émotion, du mouvement souterrain de l'âme sur lequel se fonde tout ce qu'il peut écrire. Et pourtant... En 2007, Savall reprenait le programme à Versailles, avec les mêmes tempos, la même respiration, la même palette, la même majesté mais d'autres chanteurs, sans Montserrat Figueras. Splendide, et cependant la magie n’opérait plus. Cette alchimie‑là ne s'analyse pas.

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