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WUNDERKAMMERN (10/2017) 
(Blog de Jean-Christophe Pucek
qui n'est plus accessible sur la Toile)


Harmonia Mundi
HMM902296



Code-barres / Barcode : 3249020229620

 

Analyste: Jean-Christophe Pucek
 

Depuis la parution de son excellente et fort justement saluée intégrale de la musique pour clavecin de Rameau (Mirare, 2015), on était sans nouvelles discographiques de Bertrand Cuiller, mais on a néanmoins suivi avec attention l’activité de ce musicien discret et attachant ainsi que celle de son ensemble, Le Caravansérail, fondé en 2013. Accueillis par Harmonia Mundi, la jeune troupe et son chef offrent aujourd’hui les premiers fruits de leur travail.

 

Après des années durant lesquelles les puritains avaient fait peser une chape de plomb sur la vie artistique britannique, ce que Charles Burney décrira, avec quelque excès, comme « dix ans de sinistre silence (…) avant qu’on tolérât de faire vibrer une corde, de souffler dans un chalumeau », la Restauration intervenue en 1660 apparut, du fait de la libération des énergies créatrices, comme une renaissance. Les contraintes parfois extrêmement rudes, dont l’ordonnance visant à démanteler les orgues et la destruction du théâtre du Globe, fermé comme tous les autres en septembre 1642, la même année 1644 offrent les symboles les plus extrêmes de cette période troublée, n’anéantirent cependant pas complètement la création qui trouva refuge dans le cadre privé. La représentation, en 1653 devant l’ambassadeur du Portugal, du masque Cupid and Death composé par Matthew Locke et Christopher Gibbons sur un livret de James Shirley d’après Ésope montre la permanence du goût pour et de la pratique de l’art lyrique dans l’Angleterre de l’interrègne, une appétence confirmée par la création en septembre 1656, dans le petit théâtre privé de Rutland House, de l’opéra héroïque The Siege of Rhodes, première œuvre de ce genre entièrement chantée produite outre-Manche, sur un livret de William Davenant, et des musiques de Henry Cooke, Matthew Locke, Henry Lawes, Charles Coleman et George Hudson, ces deux derniers ayant fourni les pièces instrumentales. Malheureusement, seul a été préservé le texte de cette réalisation qui marque une étape importante dans la constitution d’un répertoire opératique spécifiquement britannique, en particulier dans l’émergence, par réaction, du semi-opéra – une action composée d’au moins quatre épisodes comportant chant, danse, musique instrumentale et effets scéniques spectaculaires dans laquelle les personnages principaux parlent et les secondaires (dieux, fées, bergers, etc.) dansent et chantent – auquel Matthew Locke contribua à donner sa forme dès 1673 et Henry Purcell, dont l’oncle chantait dans The Siege of Rhodes, ses lettres de noblesse pour la postérité, grâce entre autres à ces deux chefs-d’œuvre que sont King Arthur et The Fairy Queen.

 

Pour élaborer son programme lui-même aux allures de masque, Bertrand Cuiller est allé puiser dans le vaste catalogue des situations et des émotions qui se trouvaient représentées sur les scènes anglaises et, en particulier, londoniennes. Il y est bien sûr question d’amours généralement malheureuses (« Must I ever sigh in vain ? » de Giovanni Battista Draghi ou « I see, she flies me » de Purcell) et guettées par la folie (« Oh Jealousy ! » de Louis Grabu), mais les sous-entendus grivois (« ‘Twas within a furlong of Edinboro’ town » de Purcell au délicieux fumet populaire) voire franchement obscènes (« From drinking of Sack by the Pottle » de Samuel Akeyrode avec ses effets de guitare, instrument de la séduction charnelle s’il en est) y ont leur place, tout comme le merveilleux, qu’il s’agisse de l’inversion des dards de la Mort et de l’Amour (« Fly, my children » extrait de Cupid and Death) ou de l’intervention des forces naturelles allégorisées ou des dieux, la Nuit dans The Fairy Queen de Purcell, Vénus dans Psyche de Locke. Ces airs sont reliés par des pièces instrumentales où se retrouvent aussi bien le goût anglais pour le ground que l’inspiration française pour les ouvertures et les danses, et l’italienne dans le traitement mélodique et une certaine virtuosité.

 

Bertrand Cuiller est un fin connaisseur du répertoire britannique, comme l’ont prouvé ses enregistrements dédiés à Byrd (Alpha) et à Tomkins (Mirare) mais également sa première expérience comme chef d’opéra dans Venus and Adonis de Blow (Alpha, DVD). A Fancy confirme une nouvelle fois, et avec quel éclat, la profondeur de ces affinités en offrant un parcours plein de contrastes et de variété à la gloire de cette muse lyrique anglaise qu’aucun fanatisme ne parvint heureusement à abattre. Ce claveciniste de talent a également celui de savoir parfaitement s’entourer. Le choix de la soprano Rachel Redmond est indiscutablement heureux, car non seulement sa voix est chaleureuse et stable, avec une excellente projection, mais sa diction est d’une netteté telle que l’auditeur sachant un peu d’anglais pourra suivre chaque air sans avoir recours au livret, et ses capacités expressives et dramatiques absolument excellentes, la montrant aussi à l’aise dans le registre canaille, halluciné, tendre ou rêveusement mélancolique (j’ai été personnellement totalement charmé par son interprétation sans aucune préciosité mais emplie de sensibilité du célébrissime « O Solitude ! » de Purcell). Pour sa première apparition discographique, le Caravansérail, dont certains des pupitres accueillent des noms bien connus, comme celui de Stéphan Dudermel, premier violon cher aux fidèles de La Rêveuse, se montre sous son meilleur jour, avec une sonorité d’ensemble aux couleurs souvent assez françaises, ce qui n’est pas hors de propos dans ce contexte, bien au contraire. Aussi allants qu’attentifs aux nuances, les instrumentistes livrent une prestation souple et engagée qui ne sent pas un instant le rodage ; on ne trouvera pas ici d’approximations mais une fraîcheur, une envie et une personnalité qui font souhaiter réentendre très rapidement cette troupe vaillante et raffinée. La direction de Bertrand Cuiller n’a a priori rien de tonitruant – il n’a jamais fait partie de ces interprètes qui ont besoin de gesticuler pour tenter d’exister – ce qui ne l’empêche pas d’être ferme et précise ; il suffit de considérer l’énergie et la cohérence qui parcourent ce programme de la première à la dernière note pour mesurer que le chef sait ce qu’il veut et ce qu’il fait, et que tout ici a été minutieusement pensé afin que sur cette base solide chacun trouve sa place avec confiance, naturel et discipline. Ajoutons, pour achever de nous combler, que c’est Aline Blondiau qui signe la prise de son avec le professionnalisme qu’on lui connaît.

 
Premier galop, première réussite pour ce tout jeune Caravansérail qui n’en est déjà plus au stade des promesses et a été bien inspiré de se laisser le temps de mûrir avant de graver son premier disque. Pour tout amateur de musique baroque anglaise, A Fancy est un enregistrement de rêve qui n’a pas fini d’apporter du bonheur à ceux qui l’accueilleront et qui, après l’écoute, attendront sans doute avec la même impatience que votre serviteur de faire à nouveau halte en compagnie de Bertrand Cuiller et de ses amis.

 

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