WUNDERKAMMERN
(08/2018)
(Blog de Jean-Christophe Pucek
qui n'est plus accessible sur la Toile)
Ambronay
AMY309
Code-barres / Barcode : 3149028129694
Analyste: Jean-Christophe Pucek
« Aucunes genz dient qu’en songes n’a
se fables non et mençonges ; mes l’en puet tex songes songier qui ne sont mie
mençongier, ainz sont après bien aparant »
Une des plus célèbres œuvres
littéraires du Moyen Âge occidental, Le Roman de la Rose, commence par un éloge
de sa propre substance : le rêve. L’image souvent terriblement faussée que nous
avons aujourd’hui de la société médiévale fait que nous l’associons plus
volontiers au fracas des batailles qu’à l’évanescence des songes, ce en quoi
nous nous trompons puisque nombre de témoignages littéraires mais également
iconographiques attestent non seulement leur présence mais leur importance dans
l’univers mental des hommes d’alors.
Contrairement à la conception moderne
qui la lie intimement à l’individu, l’activité onirique a longtemps été
regardée, à l’époque médiévale, comme lui étant extérieure : on estimait que les
images venaient d’une autre dimension et étaient, de ce fait, porteuses de sens
pour la collectivité. Cette conception est parfaitement illustrée par En
seumeillant de Trebor, un mystérieux compositeur actif à la fin du XIVe siècle
dont le style d’une grande complexité rythmique relève de ce que la musicologie
nomme ars subtilior et qui semble avoir eu un penchant affirmé pour les textes à
connotation historique et mythologique, dont le songe, contenant justement une
référence humaniste à l’Antiquité, se colore de connotations clairement
politiques dans le contexte de la préparation d’une expédition militaire de Jean
Ier d’Aragon en Sardaigne en 1389.
En dépit de leur présence dans la
Bible, l’Église eut longtemps une attitude ambivalente à l’égard des rêves,
moment de contact avec Dieu pour les uns (une position exprimée, par exemple,
par Tertullien dans son De anima au IIIe siècle), source de tracas, d’erreur,
voire d’hérésie, d’autant plus détestable que suspecte de relents de paganisme
pour les autres (l’Ecclésiaste les condamne ainsi sans appel), conduisant à une
méfiance vis-à-vis de ce phénomène dont la production ne pouvait être recevable
que si elle émanait de ce que Jacques Le Goff désigne comme une « élite de
rêveurs » : les rois (chrétiens ou assimilés), les moines et les saints ; ce
n’est qu’à partir du XIe-XIIe siècle que l’attention s’élargira à des couches
plus humbles de la population. Vers le milieu du XIVe siècle, le Toscan Giovanni
da Firenze mit en musique un songe mystique dans le madrigal La bella stella,
dont la symbolique mariale des images (étoile, jardin, lys candide, rose blanche
et vermeille) peut également se lire sur un mode profane courtois. Du rêve à la
vision, la frontière est ténue mais les autorités ecclésiastiques s’employèrent
autant que possible à la marquer fermement ; il est à ce propos singulier de
constater combien des femmes inspirées de l’envergure de Hildegard von Bingen ou
d’Elisabeth von Schönau insistèrent sur le contexte d’éveil de leurs extases
afin de ne pouvoir être soupçonnées d’être la proie de vaticinations oniriques.
De la sibylle du Rhin à la Sibylle, le chemin qui mène à la prophétie est court
et le Cant de la Sibilla catalan, rendu célèbre par les interprétations de la
regrettée Montserrat Figueras, illustre bien son caractère incantatoire presque
surnaturel, sur un mode terrible puisqu’il s’agit de procurer un frisson
d’effroi face au Jugement dernier, tandis que les Laudes italiennes,
représentées ici par le chant Magdalena degna da laudare (le curieux de ce
répertoire se reportera aux Laude di Sancta Maria enregistrées par La Reverdie
pour Arcana en 1994), proposent une voie plus douce – plus humaine – vers
l’exaltation, les deux expressions reposant sur un usage commun de la répétition
à des fins hypnotiques.
Certains eurent recours à des
méthodes fort différentes pour parvenir à sortir d’eux-mêmes sans attendre le
secours du Ciel. La société des Fumeurs réunie autour du poète Eustache
Deschamps (c.1346-c.1406/7) demeure aujourd’hui aussi insaisissable que les
volutes qu’évoque son nom, au point que l’on a pu remettre en cause son
existence réelle en dépit de la charte que lui donna le 9 décembre 1368 celui
qui revendiquait d’être son chancelier. Étaient-il des buveurs invétérés ou
consommaient-ils des substances psychotropes ? Souffraient-ils d’un déséquilibre
de leurs humeurs ou affichaient-ils seulement un comportement extravagant ? On
l’ignore et chaque chercheur y va de son hypothèse. Le fameux manuscrit de
Chantilly, recueil atypique d’œuvres qui ne le sont pas moins, préserve deux
pièces en rapport direct avec cette étrange confrérie ; la ballade Puisque je
suis fumeux dont le texte est attribué à Jacquet de Noyon et la musique à
Johannes Symonis de Haspre (ou Hasprois) consiste en un jeu très subtil (et
difficilement traduisible en français moderne) sur le statut de Fumeur, le
regard que la société porte sur lui et toute l’ambivalence de cet état qui rend
créatif même les cervelles faibles mais demeure tout de même une maladie, tandis
que le rondeau de Solage Fumeux fume par fumée forme une sorte de labyrinthe
harmonique et mélodique toujours au bord de la dislocation où l’on peut sentir
l’impossibilité de celui qui est affecté de ce trouble d’en réchapper. Loin des
imaginations allégoriques et des transes mystiques, le rêve tourne ici au
cauchemar.
Embrassant un espace chronologique de
deux siècles, le disque de l’Ensemble Sollazzo confirme brillamment ce que
promettait un premier florilège en tout point réussi (Parle qui veut, Linn
Records, 2017). Cette fois encore, les musiciens dirigés de la vièle à archet
par Anna Danilevskaia s’en tiennent à deux principes simples mais terriblement
efficaces, aux voix comme aux instruments : un engagement de tous les instants
et un refus de la surcharge ornementale. On ne trouvera donc ici ni fioritures
vocales superflues, sans que soient pour autant hypothéquées la virtuosité – et
Dieu sait qu’il en faut, notamment dans les pièces subtilior – et la justesse,
la beauté et la caractérisation des timbres, l’éloquence du discours et la
cohésion de l’ensemble, ni rajouts instrumentaux historiquement douteux, comme
ces percussions tapageuses ou ces flûtes éthérées souvent employées de façon
plus ou moins décorative. La musique, y compris les deux estampies tirées du
Manuscrit de Robertsbridge jouées avec seulement deux vièles et une harpe et
pourtant parfaitement colorées et dansantes, parle d’elle-même pourvu qu’il se
trouve, comme ici, des interprètes qui la respectent suffisamment pour ne pas
l’alourdir ou la dénaturer, tout en ayant l’audace de la pousser dans ses
retranchements expressifs et l’intelligence de le faire avec autant d’exigence
stylistique qu’artistique (El Cant de la Sibilla, superbe, est très révélateur
de cette approche). Enregistré avec finesse par Christoph Frommen, ce florilège
aussi séduisant que convaincant conjugue fraîcheur et maîtrise sans oublier une
délicieuse pointe d’humour avec ce Or sus, vous dormez trop final, extrait du
Manuscrit d’Ivrea et magistralement enlevé ; il prouve que Sollazzo, s’il a su
se mettre humblement à l’école des ses aînés (Mala Punica, Ferrara Ensemble)
pour retenir le meilleur de leurs intuitions, trace d’ores et déjà son propre
chemin avec lucidité, sensibilité et conviction. On a déjà hâte de découvrir ses
prochains programmes pour revenir rêver encore à ses côtés.
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