WUNDERKAMMERN
(08/2018)
(Blog de Jean-Christophe Pucek
qui n'est plus accessible sur la Toile)
Aparté
AP166
Code-barres / Barcode : 3149028128628
Analyste: Jean-Christophe Pucek
Le vaste tour d’horizon de l’œuvre de
François Couperin entrepris par Christophe Rousset et ses compagnons musicaux ne
pouvait faire l’économie d’une étape par ses Pièces de viole. Le clavecin n’y
tient évidemment pas la vedette et la lumière se porte donc sur le gambiste
Atsushi Sakaï qui avait signé, en 2016, un saisissant Forqueray, haletant et
sans concession, et dont on pouvait donc être légitimement curieux du regard
qu’il porterait sur un recueil qui a suscité, au disque, un nombre conséquent de
lectures abouties parmi lesquelles on distinguera celles de Jordi Savall
(Astrée, 1976), Nima Ben David (Alpha, 2000), Philippe Pierlot (Mirare, 2008) ou
Paolo Pandolfo (Glossa, 2013).
Curieuse destinée, en vérité, que
celle de ces deux Suites parues discrètement, presque anonymement puisque
signées des seules initiales M.F.C. dont les connaisseurs savaient néanmoins
aisément percer l’énigme, en 1728, cinq ans avant la mort de Couperin et deux
avant la publication de son dernier livre de pièces pour clavecin, dont
l’essentiel a probablement été composé vers 1727 et qui propose d’ailleurs, en
son Vingtième Ordre, une contrepartie de viole ad libitum pour La Crouilli ou La
Couperinète. Tombées dans l’oubli au point d’être estimées perdues, il aura
fallu la perspicacité de Charles Bouvet pour les identifier au sein des
collections de la Bibliothèque Nationale puis publier sa prodigieuse découverte
en 1919 dans Une dynastie de musiciens français : les Couperin (pp. 63-67).
Œuvres tardives d’un homme qui
voyait, ainsi qu’il l’écrit lui-même, sa santé décliner de jour en jour, les
Pièces de viole brillent d’un éclat particulier au sein de la production
couperinienne ; il n’est sans doute pas abusif de postuler leur caractère
testamentaire, et pas uniquement à cause de la présence en leur sein de la
célèbre Pompe funèbre. Un des indices à l’appui de cette hypothèse tient à la
configuration même du recueil dont les deux suites d’inégale longueur forment
une sorte de résumé des formes pratiquées par le compositeur tout au long de sa
carrière ; la première, dans un grave mi mineur, s’organise comme une succession
très française de danses dont l’exceptionnelle densité de chacune d’elles
conduit à penser que Couperin a souhaité y concentrer ce que son art pouvait
offrir de meilleur dans le respect de ces structures codifiées, tandis que la
seconde, exploitant la tendre tonalité de la majeur, prend des allures de sonate
à l’italienne (lent/vif/lent/vif) et fait place aux pièces de caractère chères à
l’auteur ; la France et l’Italie, la suite et la sonate, cet inimitable mélange
d’espièglerie, de tendresse, d’élusion et de mélancolie, autant de traits pour
esquisser, parallèlement au Quatrième Livre pour clavecin, un ultime portrait.
On a souvent souligné, non sans
raison, que l’écriture pour la viole atteignait, dans ce recueil, un niveau de
complexité et d’exigence technique nettement supérieur à celui de ce que
Couperin avait jusqu’ici composé pour l’instrument, un progrès qu’illustre
parfaitement la comparaison avec la Plainte pour les violes extraite des Goût
Réunis à peine antérieurs de cinq ans. On serait cependant bien en peine de
préciser les raisons de ce saut qualitatif ; le claveciniste prit-il avis, voire
leçon auprès d’un de ses confrères gambistes, Marin Marais, qu’il connaissait et
dont on a pu penser, sur la foi de la coïncidence entre l’année de sa
disparition et celle de la parution du recueil, que la Pompe funèbre honorait la
mémoire en un Tombeau qui ne dirait pas son nom, hypothèse difficilement
recevable à moins de prêter à Couperin le don de prémonition, ou plus
probablement Forqueray qu’il côtoya régulièrement lors des concerts qu’ils
donnèrent à la cour ? On l’ignore, mais on ne peut formellement l’exclure ;
c’est un mystère supplémentaire autour de ces Pièces de viole décidément aussi
insaisissables que leur auteur.
À l’écoute de la
lecture qui réunit Atsushi Sakaï à la viole de gambe principale soutenu par
Christophe Rousset et Marion Martineau à la basse continue, on demeure frappé
par ce même engagement qui caractérisait le projet Forqueray, dont quatre pièces
sont d’ailleurs pertinemment proposées en complément de programme, un feu qui
pour être dextrement maîtrisé n’en est pas moins impérieux et n’exclut nullement
une émotion à fleur d’archet. Il y a indiscutablement, de la part du soliste,
une attention toute particulière portée à la dimension vocale de son instrument
– le résultat sonne souvent très « Marais », ce qui est loin d’être un
contresens – doublée d’une appropriation sensible de ces pages maintes fois
visitées particulièrement évidente dans les deux pièces de caractère sur
lesquelles se referme la seconde Suite : la dynamique, discrète mais palpable,
déployée dans la Pompe funèbre lui permet de ne pas s’enliser dans le thrène
esthétisant sans perdre en intériorité, tandis que le tempo étonnam-ment modéré
de la Chemise blanche, marquée « très viste » et que les interprètes s’emploient
donc généralement à dévaler le plus preste-ment possible, lui permet de
s’inscrire non comme une rupture avec ce qui a précédé, mais comme un
prolongement naturel, allégé de la tristesse mais refusant l’acrobatie
démonstrative. Ce choix ne sera sans doute pas du goût de tout le monde, mais
outre qu’il est brillamment défendu, il me frappe, comme d’ailleurs l’ensemble
de cette réalisation, par sa cohérence. Il faut enfin dire un mot du continuo
parfaitement mené par un Christophe Rousset très présent sans pour autant se
montrer intrusif et jamais à court d’invention et par une Marion Martineau dont
l’écoute attentive et les contre-chants subtils font merveille, ainsi que de la
captation aussi précise que présente de Ken Yoshida, un des talents très sûrs
parmi la jeune génération des ingénieurs du son. Il y a fort à parier que cette
interprétation finalement très personnelle des Pièces de viole de Couperin ne
fera pas l’unanimité ; je l’estime, pour ma part, audacieu-se et réussie, et à
ranger au rang de celles qui comptent dans la riche discographie de ce recueil.
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