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Alia Vox AV9832
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7619986098326

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Alfonso Ferrabosco Le Jeune

« Je ne suis pas un beau parleur » était la formule de Alfonso Ferrabosco, lancée à la face du monde, au moment de la publication de sa musique. Cette « hauteur » alliée à de la réserve (« jugez-moi, comme vous voulez » dit-il, en à peu près aussi peu de mots) suggérait que la réputation de quelqu’un est une broutille dont d’autres peuvent débattre, ce qui est une position inhabituelle.
La postérité ne peut qu'en être surprise. Mais les manuscrits musicaux anglais, par la simple mention : Alfonso ou AF, témoignent de son statut qui en a fait Le musicien de la cour de son temps. Par ailleurs, les opinions de ses contemporains, dans des termes presque aussi concis que les siens, sont la preuve de leur important respect à son égard. L’auteur de théâtre Ben Jonson, son collaborateur pour des masques de cour, le définissait comme « un homme qui s’était fait lui-même et réunissait tous les esprits de la musique ». Jonson pesait soigneusement ses mots, et était avare de compliments ; il écrivit cependant non un mais deux poèmes séparés de louange aux œuvres publiées par Ferrabosco. Il est non seulement dommage qu’aucun portrait de lui ne semble exister, en cette époque où les musiciens devenaient de plus en plus des visages connus en tant que compositeurs-interprètes virtuoses ; mais encore, nous sommes ici confrontés à l’habituelle rareté du matériel biographique. Il faut donc de l’imagination pour le dépeindre. Peut-être, avait-il les boucles emmêlées du créateur artistique, comme on les voit sur les gravures où le génie est rendu dans sa pleine mesure chez un Frescobaldi, créateur comparable, dans l’introduction de ses publications. L’auteur de chansons et poète Thomas Campion est celui qui s’est approché le plus près d’un portrait de Ferrabosco en l’appelant « l’image vivante du vieil Alfonso », même si ce compliment dit de façon affectueuse est à double tranchant sur le long terme, car aucun homme ne peut se féliciter d’être comparé à l’icône d’un père illustre. Et donc c’est sa musique, si longtemps sous-estimée, qui doit parler en sa faveur, grâce à son langage propre. Le meilleur de son œuvre est d'une immense qualité sculpturale, ce qui peut être déconcertant car il est difficile à « cerner ». De fait, dans les fragments de sa vie qui nous sont connus, son éducation négligée et le succès qui suivit peuvent en partie expliquer l’héroïsme aussi bien que la réserve dans sa production.

En ce qui concerne sa vie, son père Alfonso le Père avait traversé l’Angleterre élisabéthaine tel un météore, avec un talent brillant et plein de vie. Son importance résida moins dans ce talent que dans la tonicité qu’il donna à l’apathique société insulaire. Même le grand William Byrd s’empara des techniques nouvelles que Ferrabosco importa du sud chaleureux. Alfonso partit comme il était venu, brusquement, dans deux circonstances identiques. La deuxième fois, son cadeau de départ fut le comble : non seulement le serviteur d’un gentilhomme fut poignardé à mort, mais toutes ses fallacieuses promesses de retour furent rompues. Il négocia son service auprès du duc de Savoie et fit la paix avec l’Inquisition après son mariage hérétique avec une étrangère. La Reine Elizabeth ne trouva pas cela plaisant. Les enfants de Ferrabosco, laissés pour compte, devinrent des otages virtuels, adoptés par la famille d’un musicien de la cour. Nous ne savons pas si son fils anglais l’a beaucoup vu, mais le jeune Alfonso hérita d’un legs ambivalent : une réputation familiale de « grand talent », doublée d’une lutte compulsive d’en finir avec le « fantôme musical ». Il dut se réinventer lui-même en tant que figure paternelle, résoudre sa propre énigme du sphinx, et il y réussit grâce à un infatigable sens de la nouveauté qui en fait un compositeur très inhabituel. La réputation de son père n’a pas dû l’aider en cela. Malgré certaines tentatives de mettre en évidence les talents indéniables de ce jeune homme dans la musique royale dès 1592, il dut régulièrement demander audience pendant environ sept ans, proclamant qu’il avait été « retenu loin de l’attention de sa Majesté par certains dont il ne parvenait pas à savoir le nom ». C’était en tout cas des temps difficiles, car la Reine s’était retranchée et les conspirateurs abondaient, convoitant le trône. Malgré cela, la prière d’Alfonso reçut une réponse. Il fut accepté en tant que musicien ordinaire de la cour et son avenir commença à apparaître plus brillant. Cependant, ce sont peut-être ses presque dix ans d’isolement qui donnèrent à l’ensemble de ses talents leur forme incomparable.
Il est difficile d’apprécier actuellement ce que Alfonso le Fils avait d’original, et à quel point, dans ses compositions. Il inaugura en tout cas, le véritable baroque anglais. Il fut probablement le premier à écrire des monodies pour la voix ; pas seulement sur des textes anglais pour les divertissements de la cour mais aussi en italien, sur les pastorales de Battista Guarini pour connaisseurs, à la dernière mode. Ses chansons éditées furent les premières à publier la poésie de Ben Jonson et de John Donne. On s’est longtemps souvenu de lui comme étant à l’origine de la lyra viol anglaise (ou viole de gambe). André Maugars qui a noté que Ferrabosco le Père avait apporté en Angleterre un style d’interprétation sur les cordes, basé sur la lyra bastarda, disait à propos de son fils le « Grand Ferrabosco » comparé à des musiciens de Rome, « je n’en ay oüy aucun qui fust à comparer à Farabosco d’Angleterre ». Mais pour nous, son héritage majeur reste ses fantaisies pour viole. Ferrabosco transforma la plupart des formes de la musique de chambre, un domaine dans lequel l’Angleterre était toujours restée une « tour d’ivoire » jamais abordée par les genres du continent. Il est vrai que quelques auteurs élisabéthains s’étaient essayés aux fantaisies mais outre qu’ils avaient limité les voix, afin de les rendre adaptables à tous les instruments, « per ogni sorti di strumenti », ils n’étaient que les « parents pauvres » des ingénieux ricercare vénitiens avec leurs cascades de contrepoints. Incidemment, un aperçu des sonorités et des limitations de la musique précédente peut être entendu dans une fantaisie attribuée à Alfonso le Fils, probablement par erreur : le numéro 24 qu’on trouve seulement dans une copie tardive. S’il ne s’agit pas d’un motet égaré, il aurait pu appartenir à l’œuvre de son père (ou bien, tout aussi probable, à celle d’un compositeur de la cour de la vieille génération comme John Bull dont les sombres miniatures de même type n’avaient pas dépassé la forme du motet).
Ferrabosco augmenta le registre des voix et surtout forgea un nouveau style linéaire qui combinait les thèmes sinueux du ricercare avec les rythmes et la verve de la canzona. Son expérimentation sans fin aboutit aussi à de subtiles modulations bien que, en maintenant le style imitatif, il ne pouvait abandonner complètement la modalité. Tout aussi important, il s’agissait par essence d’une musique d’interprètes, idiomatique pour la main. Les trucs de contrepoint sont seulement une partie de cette série d’effets, car Ferrabosco était sélectif dans les techniques qu’il employait : augmentation dans les cadences et aux points de climax, certainement, mais non les inversions et thèmes rétrogrades qui sont beaucoup moins audibles. Ce degré d’innovation a fait que ces pièces à quatre voix étaient les plus populaires et les plus copiées par toute une génération après sa mort même si de nouveaux venus mélangèrent son style mélodramatique aux chromatismes italiens qu’il évitait. C’est une formule qui s’est maintenue jusqu’à Henry Purcell en 1680 ; l’un des rares autres auteurs dont les séries à quatre voix peuvent être qualifiées sans exagération de complet « Art de la Fantaisie ». Mais Ferrabosco fut le pionnier, en instaurant les limites du décor. Après lui, il n’y eut rien de populaire dans les thèmes ou le traitement jusqu’à ce que le nouveau baroque n’instaure à son tour de nouvelles barrières entre les genres. Son style avec ses motifs constamment entrelacés n'a pas d'autre origine que la lyra viol. Ceci vaut pour les magnifiques pavanes à cinq voix également. Elles coulent dans une veine exaltée libérée de la forme stricte de la danse ; parfois leur contrepoint est presque totalement mélangé au motif, comme dans la Dovehouse Pavan (l’un des surnoms attribués avec affection par les amateurs du 17ème siècle, comme cela se produisit par la suite pour les quatuors de Haydn). En d’autres occasions, il s’est amusé à se fixer des contraintes sur des thèmes d’ostinato ou de motto, comme les obblighi de Frescobaldi. Pour la Pavane on four notes (sur 4 notes) Ben Jonson écrivit un poème religieux Hear me, O God (Écoute-moi, mon Dieu) répondant, peut-être instinctivement, à ses thèmes et son humeur d’inspiration.
Une musique de cet ordre requiert un terrain propice et durant un temps, les premiers rois Stuart firent étalage justement de cette culture de cour sophistiquée, tant parmi les auditeurs que parmi les interprètes. Jacques lui-même avait la réputation d’être une sorte de Philistin, mais sa femme Anne de Danemark s’abandonna aux charmes de son pays d’adoption, après les rudes passe-temps du royaume écossais de son époux et commanda de nombreux masques. Les dépenses en divertissements étaient énormes. Plus important encore, le savoir-faire de Ferrabosco le plaçait comme un tuteur idéal pour leur fils aîné Henry, Prince-de-Galles, dont la jeune cour de belliqueux brillait au sein de la cour avant même son couronnement princier en 1610. Il y avait là un nouveau centre de vie intellectuelle et un zeste d’innovation qui dut encourager Ferrabosco. Mais tout ceci disparut quand la mort subite de Henry força ses courtisans à la retraite. Jacques en était arrivé à considérer le militarisme de son fils comme une menace, non seulement pour sa propre couronne mais aussi pour l’ambition qu’il nourrissait d’être réputé sur la scène européenne comme un homme d’état raisonnable. Sa devise était : « Beati pacifici », bénis soient les faiseurs de paix, tandis que l’ambassadeur d’Espagne Diego Sarmiento de Acuña, plus tard comte de Gondonar, ne voyait que la peur morbide du monarque pour la douleur physique et le réalisme qu’un pouvoir réduit, était forcé de jouer devant ses adversaires. Pour Alfonso, le résultat des révolutions de palais se solda par de fréquents changements de fortune pour « ce petit homme » : probablement une éclipse soudaine et bien sûr, la fin définitive de toute collaboration avec Jonson et Iñigo Jones (le talentueux architecte et dessinateur, disciple de Paladio qui devint l’arbitre des élégances de la cour). S’il y eut un déclin personnel d’Alfonso, nous ne pouvons le mesurer directement par sa musique car aucun manuscrit n’est daté, mais il était sûrement habitué à un niveau de vie élevé et malgré les commissions exceptionnelles, ses multiples postes à la cour ne semblent pas l’avoir tenu hors du besoin. Vers la cinquantaine, il était sûrement épuisé et exsangue, si nous prenons sérieusement en considération un remarquable affidavit qui consignait ses dettes et mentionne ses plans de quitter l’Angleterre pour un meilleur destin. Mais vers où ? La maison familiale de Bologne ? Il semble qu’une dernière nomination ait pu faciliter sa dernière année ; un poste exceptionnel de musicien officiel de la cour. Cela lui avait échappé par le passé, quand il avait été supplanté par le plus élégant quoique superficiel John Coprario (un anglais italianisé, en fait, né sous le nom de Cooper).

On ne saura probablement jamais à quel moment placer dans la carrière d’Alfonso ses fantaisies à six voix. Certaines d’entre elles ont la marque d’un ouvrage de jeunesse, peut-être de l’époque où il cherchait son style vers les années 1590, sous l’influence des instrumentistes à vent qui l’avaient éduqué et formaient un groupe important dans l’orchestre de la cour. Ils avaient un répertoire distinct, au large éventail musical, pour les occasions officielles – grands banquets ou processions, etc. L’innovation d’Alfonso fut de transformer ce répertoire de circonstance grâce à sa manière de traiter la Fantaisie, avec un tel aplomb qu’il stimula toute une école de disciples après lui. Il créa ainsi une nouvelle spécialité, un développement proprement unique, car même les canzone des Gabrielli n’atteignent pas son degré d’organisation et de haut professionnalisme. Les œuvres d’Alfonso furent une fois de plus les plus copiées en son temps. Et de plus, il semble avoir aussi été à l’origine du renouveau de l’In nomine : une forme musicale proprement anglaise et inconnue sur le continent, dont les débuts étaient passés inaperçus à l’époque de la Réforme, et qui s’était conservée dans des recueils de contrepoint comme un invariable plain-chant du Sarum anglais pour le rituel de Pâques : le Gloria Tibi, Trinitas. Aucun étranger ne s’y était jamais essayé, à part le propre père d’Alfonso dans un legs qui rend un vibrant hommage à son pays d’adoption. Avec son instinct habituel pour trouver de nouvelles possibilités, il créa un type d’écriture musicale plus léger par groupes de trois arrangements qui incitèrent rapidement William Byrd et d’autres à le suivre. Le goût pour cette forme s’était tari vers 1590 et c’est probablement l’intérêt personnel d’Alfonso le fils qui amena ce renouveau. Ici aussi apparaît un jeu constant de motifs sur des fragments d’idées mises bout à bout, citant parfois le Père avec un nouveau trait et une nouvelle aisance. C’est ainsi que l’In nomine survécut, ses origines sacrées à peine esquissées ou même totalement oubliées, jusqu’à l’époque de Purcell. Cela fit la réputation de Ferrabosco même si la plupart de cette musique se trouvait consignée sur les rayons des bibliothèques. Anthony Wood l’antiquaire d’Oxford l’a connu de cette façon et celui-ci nous rappela environ cinquante ans après la mort de Ferrabosco, qu’il était « l’homme le plus renommé au monde pour les fantaisies à 5 ou 6 voix ». Bien entendu, son influence fut indéniablement plus importante que cela et ce n’est pas une moindre réputation à laisser derrière soi. Il est probable qu’il y ait encore beaucoup à découvrir de la figure d’Alfonso.


DAVID PINTO
Traduction: Irène Bloc


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