Alfonso Ferrabosco Le Jeune
« Je ne suis pas un beau parleur » était la formule de
Alfonso Ferrabosco, lancée à la face du monde, au moment de la publication
de sa musique. Cette « hauteur » alliée à de la réserve (« jugez-moi, comme
vous voulez » dit-il, en à peu près aussi peu de mots) suggérait que la
réputation de quelqu’un est une broutille dont d’autres peuvent débattre, ce
qui est une position inhabituelle.
La postérité ne peut qu'en être surprise. Mais les manuscrits musicaux
anglais, par la simple mention : Alfonso ou AF, témoignent de son statut qui
en a fait Le musicien de la cour de son temps. Par ailleurs, les
opinions de ses contemporains, dans des termes presque aussi concis que les
siens, sont la preuve de leur important respect à son égard. L’auteur de
théâtre Ben Jonson, son collaborateur pour des masques de cour, le
définissait comme « un homme qui s’était fait lui-même et réunissait tous
les esprits de la musique ». Jonson pesait soigneusement ses mots, et était
avare de compliments ; il écrivit cependant non un mais deux poèmes séparés
de louange aux œuvres publiées par Ferrabosco. Il est non seulement dommage
qu’aucun portrait de lui ne semble exister, en cette époque où les musiciens
devenaient de plus en plus des visages connus en tant que
compositeurs-interprètes virtuoses ; mais encore, nous sommes ici confrontés
à l’habituelle rareté du matériel biographique. Il faut donc de
l’imagination pour le dépeindre. Peut-être, avait-il les boucles emmêlées du
créateur artistique, comme on les voit sur les gravures où le génie est
rendu dans sa pleine mesure chez un Frescobaldi, créateur comparable, dans
l’introduction de ses publications. L’auteur de chansons et poète Thomas
Campion est celui qui s’est approché le plus près d’un portrait de
Ferrabosco en l’appelant « l’image vivante du vieil Alfonso », même si ce
compliment dit de façon affectueuse est à double tranchant sur le long
terme, car aucun homme ne peut se féliciter d’être comparé à l’icône d’un
père illustre. Et donc c’est sa musique, si longtemps sous-estimée, qui doit
parler en sa faveur, grâce à son langage propre. Le meilleur de son œuvre
est d'une immense qualité sculpturale, ce qui peut être déconcertant car il
est difficile à « cerner ». De fait, dans les fragments de sa vie qui nous
sont connus, son éducation négligée et le succès qui suivit peuvent en
partie expliquer l’héroïsme aussi bien que la réserve dans sa production.
En ce qui concerne sa vie, son père Alfonso le Père avait traversé
l’Angleterre élisabéthaine tel un météore, avec un talent brillant et plein
de vie. Son importance résida moins dans ce talent que dans la tonicité
qu’il donna à l’apathique société insulaire. Même le grand William Byrd
s’empara des techniques nouvelles que Ferrabosco importa du sud chaleureux.
Alfonso partit comme il était venu, brusquement, dans deux circonstances
identiques. La deuxième fois, son cadeau de départ fut le comble : non
seulement le serviteur d’un gentilhomme fut poignardé à mort, mais toutes
ses fallacieuses promesses de retour furent rompues. Il négocia son service
auprès du duc de Savoie et fit la paix avec l’Inquisition après son mariage
hérétique avec une étrangère. La Reine Elizabeth ne trouva pas cela
plaisant. Les enfants de Ferrabosco, laissés pour compte, devinrent des
otages virtuels, adoptés par la famille d’un musicien de la cour. Nous ne
savons pas si son fils anglais l’a beaucoup vu, mais le jeune Alfonso hérita
d’un legs ambivalent : une réputation familiale de « grand talent », doublée
d’une lutte compulsive d’en finir avec le « fantôme musical ». Il dut se
réinventer lui-même en tant que figure paternelle, résoudre sa propre énigme
du sphinx, et il y réussit grâce à un infatigable sens de la nouveauté qui
en fait un compositeur très inhabituel. La réputation de son père n’a pas dû
l’aider en cela. Malgré certaines tentatives de mettre en évidence les
talents indéniables de ce jeune homme dans la musique royale dès 1592, il
dut régulièrement demander audience pendant environ sept ans, proclamant
qu’il avait été « retenu loin de l’attention de sa Majesté par certains dont
il ne parvenait pas à savoir le nom ». C’était en tout cas des temps
difficiles, car la Reine s’était retranchée et les conspirateurs abondaient,
convoitant le trône. Malgré cela, la prière d’Alfonso reçut une réponse. Il
fut accepté en tant que musicien ordinaire de la cour et son avenir commença
à apparaître plus brillant. Cependant, ce sont peut-être ses presque dix ans
d’isolement qui donnèrent à l’ensemble de ses talents leur forme
incomparable.
Il est difficile d’apprécier actuellement ce que Alfonso le Fils avait
d’original, et à quel point, dans ses compositions. Il inaugura en tout cas,
le véritable baroque anglais. Il fut probablement le premier à écrire des
monodies pour la voix ; pas seulement sur des textes anglais pour les
divertissements de la cour mais aussi en italien, sur les pastorales de
Battista Guarini pour connaisseurs, à la dernière mode. Ses chansons éditées
furent les premières à publier la poésie de Ben Jonson et de John Donne. On
s’est longtemps souvenu de lui comme étant à l’origine de la lyra viol
anglaise (ou viole de gambe). André Maugars qui a noté que Ferrabosco le
Père avait apporté en Angleterre un style d’interprétation sur les cordes,
basé sur la lyra bastarda, disait à propos de son fils le « Grand
Ferrabosco » comparé à des musiciens de Rome, « je n’en ay oüy aucun
qui fust à comparer à Farabosco d’Angleterre ». Mais pour nous, son
héritage majeur reste ses fantaisies pour viole. Ferrabosco transforma la
plupart des formes de la musique de chambre, un domaine dans lequel
l’Angleterre était toujours restée une « tour d’ivoire » jamais abordée par
les genres du continent. Il est vrai que quelques auteurs élisabéthains
s’étaient essayés aux fantaisies mais outre qu’ils avaient limité les voix,
afin de les rendre adaptables à tous les instruments, « per ogni sorti di
strumenti », ils n’étaient que les « parents pauvres » des ingénieux
ricercare vénitiens avec leurs cascades de contrepoints. Incidemment, un
aperçu des sonorités et des limitations de la musique précédente peut être
entendu dans une fantaisie attribuée à Alfonso le Fils, probablement par
erreur : le numéro 24 qu’on trouve seulement dans une copie tardive. S’il ne
s’agit pas d’un motet égaré, il aurait pu appartenir à l’œuvre de son père
(ou bien, tout aussi probable, à celle d’un compositeur de la cour de la
vieille génération comme John Bull dont les sombres miniatures de même type
n’avaient pas dépassé la forme du motet).
Ferrabosco augmenta le registre des voix et surtout forgea un nouveau style
linéaire qui combinait les thèmes sinueux du ricercare avec les
rythmes et la verve de la canzona. Son expérimentation sans fin
aboutit aussi à de subtiles modulations bien que, en maintenant le style
imitatif, il ne pouvait abandonner complètement la modalité. Tout aussi
important, il s’agissait par essence d’une musique d’interprètes,
idiomatique pour la main. Les trucs de contrepoint sont seulement une partie
de cette série d’effets, car Ferrabosco était sélectif dans les techniques
qu’il employait : augmentation dans les cadences et aux points de climax,
certainement, mais non les inversions et thèmes rétrogrades qui sont
beaucoup moins audibles. Ce degré d’innovation a fait que ces pièces à
quatre voix étaient les plus populaires et les plus copiées par toute une
génération après sa mort même si de nouveaux venus mélangèrent son style
mélodramatique aux chromatismes italiens qu’il évitait. C’est une formule
qui s’est maintenue jusqu’à Henry Purcell en 1680 ; l’un des rares autres
auteurs dont les séries à quatre voix peuvent être qualifiées sans
exagération de complet « Art de la Fantaisie ». Mais Ferrabosco fut le
pionnier, en instaurant les limites du décor. Après lui, il n’y eut rien de
populaire dans les thèmes ou le traitement jusqu’à ce que le nouveau baroque
n’instaure à son tour de nouvelles barrières entre les genres. Son style
avec ses motifs constamment entrelacés n'a pas d'autre origine que la
lyra viol. Ceci vaut pour les magnifiques pavanes à cinq voix également.
Elles coulent dans une veine exaltée libérée de la forme stricte de la danse
; parfois leur contrepoint est presque totalement mélangé au motif, comme
dans la Dovehouse Pavan (l’un des surnoms attribués avec affection
par les amateurs du 17ème siècle, comme cela se produisit par la suite pour
les quatuors de Haydn). En d’autres occasions, il s’est amusé à se fixer des
contraintes sur des thèmes d’ostinato ou de motto, comme les
obblighi de Frescobaldi. Pour la Pavane on four notes (sur 4
notes) Ben Jonson écrivit un poème religieux Hear me, O God
(Écoute-moi, mon Dieu) répondant, peut-être instinctivement, à ses thèmes et
son humeur d’inspiration.
Une musique de cet ordre requiert un terrain propice et durant un temps, les
premiers rois Stuart firent étalage justement de cette culture de cour
sophistiquée, tant parmi les auditeurs que parmi les interprètes. Jacques
lui-même avait la réputation d’être une sorte de Philistin, mais sa femme
Anne de Danemark s’abandonna aux charmes de son pays d’adoption, après les
rudes passe-temps du royaume écossais de son époux et commanda de nombreux
masques. Les dépenses en divertissements étaient énormes. Plus
important encore, le savoir-faire de Ferrabosco le plaçait comme un tuteur
idéal pour leur fils aîné Henry, Prince-de-Galles, dont la jeune cour de
belliqueux brillait au sein de la cour avant même son couronnement princier
en 1610. Il y avait là un nouveau centre de vie intellectuelle et un zeste
d’innovation qui dut encourager Ferrabosco. Mais tout ceci disparut quand la
mort subite de Henry força ses courtisans à la retraite. Jacques en était
arrivé à considérer le militarisme de son fils comme une menace, non
seulement pour sa propre couronne mais aussi pour l’ambition qu’il
nourrissait d’être réputé sur la scène européenne comme un homme d’état
raisonnable. Sa devise était : « Beati pacifici », bénis soient les
faiseurs de paix, tandis que l’ambassadeur d’Espagne Diego Sarmiento de
Acuña, plus tard comte de Gondonar, ne voyait que la peur morbide du
monarque pour la douleur physique et le réalisme qu’un pouvoir réduit, était
forcé de jouer devant ses adversaires. Pour Alfonso, le résultat des
révolutions de palais se solda par de fréquents changements de fortune pour
« ce petit homme » : probablement une éclipse soudaine et bien sûr, la fin
définitive de toute collaboration avec Jonson et Iñigo Jones (le talentueux
architecte et dessinateur, disciple de Paladio qui devint l’arbitre des
élégances de la cour). S’il y eut un déclin personnel d’Alfonso, nous ne
pouvons le mesurer directement par sa musique car aucun manuscrit n’est
daté, mais il était sûrement habitué à un niveau de vie élevé et malgré les
commissions exceptionnelles, ses multiples postes à la cour ne semblent pas
l’avoir tenu hors du besoin. Vers la cinquantaine, il était sûrement épuisé
et exsangue, si nous prenons sérieusement en considération un remarquable
affidavit qui consignait ses dettes et mentionne ses plans de quitter
l’Angleterre pour un meilleur destin. Mais vers où ? La maison familiale de
Bologne ? Il semble qu’une dernière nomination ait pu faciliter sa dernière
année ; un poste exceptionnel de musicien officiel de la cour. Cela lui
avait échappé par le passé, quand il avait été supplanté par le plus élégant
quoique superficiel John Coprario (un anglais italianisé, en fait, né sous
le nom de Cooper).
On ne saura probablement jamais à quel moment placer dans la carrière d’Alfonso
ses fantaisies à six voix. Certaines d’entre elles ont la marque d’un
ouvrage de jeunesse, peut-être de l’époque où il cherchait son style vers
les années 1590, sous l’influence des instrumentistes à vent qui l’avaient
éduqué et formaient un groupe important dans l’orchestre de la cour. Ils
avaient un répertoire distinct, au large éventail musical, pour les
occasions officielles – grands banquets ou processions, etc. L’innovation d’Alfonso
fut de transformer ce répertoire de circonstance grâce à sa manière de
traiter la Fantaisie, avec un tel aplomb qu’il stimula toute une école de
disciples après lui. Il créa ainsi une nouvelle spécialité, un développement
proprement unique, car même les canzone des Gabrielli n’atteignent
pas son degré d’organisation et de haut professionnalisme. Les œuvres d’Alfonso
furent une fois de plus les plus copiées en son temps. Et de plus, il semble
avoir aussi été à l’origine du renouveau de l’In nomine : une forme
musicale proprement anglaise et inconnue sur le continent, dont les débuts
étaient passés inaperçus à l’époque de la Réforme, et qui s’était conservée
dans des recueils de contrepoint comme un invariable plain-chant du Sarum
anglais pour le rituel de Pâques : le Gloria Tibi, Trinitas. Aucun
étranger ne s’y était jamais essayé, à part le propre père d’Alfonso dans un
legs qui rend un vibrant hommage à son pays d’adoption. Avec son instinct
habituel pour trouver de nouvelles possibilités, il créa un type d’écriture
musicale plus léger par groupes de trois arrangements qui incitèrent
rapidement William Byrd et d’autres à le suivre. Le goût pour cette forme
s’était tari vers 1590 et c’est probablement l’intérêt personnel d’Alfonso
le fils qui amena ce renouveau. Ici aussi apparaît un jeu constant de motifs
sur des fragments d’idées mises bout à bout, citant parfois le Père avec un
nouveau trait et une nouvelle aisance. C’est ainsi que l’In nomine
survécut, ses origines sacrées à peine esquissées ou même totalement
oubliées, jusqu’à l’époque de Purcell. Cela fit la réputation de Ferrabosco
même si la plupart de cette musique se trouvait consignée sur les rayons des
bibliothèques. Anthony Wood l’antiquaire d’Oxford l’a connu de cette façon
et celui-ci nous rappela environ cinquante ans après la mort de Ferrabosco,
qu’il était « l’homme le plus renommé au monde pour les fantaisies à 5 ou 6
voix ». Bien entendu, son influence fut indéniablement plus importante que
cela et ce n’est pas une moindre réputation à laisser derrière soi. Il est
probable qu’il y ait encore beaucoup à découvrir de la figure d’Alfonso.
DAVID PINTO
Traduction: Irène Bloc
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