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Classique News (01/2010)
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Alia Vox
 AVSA 9873 (A/C)

Code-barres/Barcode: 7619986398730

 

 

Critique: Camille de Joyeuse

 

A mesure que ses programmes initialement joués en concert sont ensuite enregistrés et paraissent sous son label Alia Vox, Jordi Savall approfondit pas à pas deux notions qui lui sont chères: le voyage qui suscite l'imaginaire; un engagement humaniste qui conduit désormais ses choix musicaux.

Pilier de la révolution sur instruments d'époque, Savall ne nous inflige pas une énième restitution strictement musicienne: il sait aussi inscrire son travail d'interprète, dans un cycle de réflexion à la fois historique et surtout spirituel. Son acte interprétatif se double d'une volonté de mémoire qui apporte comme un témoignage éclairant, un engagement résolument humaniste.

Concrètement, l'objet qui s'offre à nous aujourd'hui renouvelle aussi l'édition discographique et sous la forme d'un formidable livre-disque, l'iconographie et l'abondance d'informations voire d'érudition conditionnent une autre conception de la musique enregistrée. L'objet n'est pas en soi nouveau: il a été précédé de bien d'autre volumes tout aussi aboutis donc nécessaires.

Chacun parle autant à l'âme qu'à l'ouïe. De musique engagée, Jordi Savall se fait désormais le chantre exemplaire. Réconciliation des peuples, rapprochement des cultures et des pratiques, approche métissée des sonorités... surtout dévoilement de la beauté pour que naisse enfin l'homme nouveau, "libre", celui qui tolérant, compatissant aimant et solidaire, pourrait construire le nouvel ordre mondial... chaque nouveau programme, celui-ci a été enregistré à l'été 2009 à la Collégiale de Cordona (Catalogne), mais aussi à Paris et Fonfroide, est l'objet d'un long travail de recherche documentaire, de séances pratiques qui en réalisent l'univers sonore. C'est aussi, et l'on aurait tort de l'écarter, un manifeste qui en re-situant l'héritage albigeois et Cathare dans son contexte originel, miraculeux et tragique, nous parle d'un monde pacifié dont l'existence fugace permet pourtant d'espérer qu'il renaisse un jour.

Or comme l'expose Jordi Savall dans une préface très claire et argumentée, ce pays a bel et bien réalisé le fantasme de la paix partagée; il a pour nom le pais d'oc (Auxitans Provincia): une terre historique, avérée depuis des siècle, propre à l'époque romane, où toutes les cultures du nord et du sud, de l'est et de l'ouest - celles que notre civilisation aime toujours opposer sous la bannière médiatico-opportuniste-électoraliste, de "choc des cultures"-, ont su cultiver un dialogue fructueux, porteur d'essor et de paix.

… Une nouvelle odyssée musicale et spirituelle


La culture occitane médiévale favorise une pensée différente (hérétique) de celle de l'église officielle, transmise par l'art des troubadours et qui s'affirme essentiellement en Occitanie, aux XIIè et XIIIè siècles. Ce mouvement indépendant et singulier des idées et des modes de vie, estimé tel un creuset de dissidence suscite de la part de Rome, la fameuse et triste croisade (instituée par Innocent III en 1208) contre les albigeois, l'éradication brutale et sanglante de toute vie cathare. Comme souvent, sous l'étendard de la religion et de la "juste foi", se cachent des intentions plus politiques dont évidemment l'annexion de la prospère Occitanie (dont le Languedoc) à la faveur des puissants de l'époque dont évidemment le roi de France. Avec l'autodafé de Montségur et après, un à un, l'assassinat de tous les derniers Prêtres Cathares (Parfaits), c'est désormais l'ère des Rois de France qui façonne le destin des peuples asservis.

Comprendre ces quelques données historiques, spirituelles, politiques, permet de mieux mesurer l'enjeu du programme musical conçu par Jordi Savall, résumé dans cette superbe publication, en 3 disques et une partie documentaire de 50 pages, laquelle est éditée en 7 langues soit au final, un volume de près de 570 pages, offrant en outre une très belle sélection d'illustrations.

Les interprètes en grand nombre de cette nouvelle odyssée musicale et spirituelle sont tous excellents, unis, et portés par un projet musicalement et spirituellement stimulant: les voix délectables de Pascal Bertin, Marc Mauillon et Furio Zanassi sans omettre, ce chant maternelle et irrésistible de Montserrat Figueras. Aux musiciens familiers de ses ensembles (Hespèrion XXI et La Capella Reial de Catalunya), Jordi Savall ajoute aussi plusieurs solistes invités, illustrant ce métissage des sensibilités et des pratiques: instrumentistes d'Arménie, de Bulgarie, de Turquie et du Maroc.

Huit siècles après leur destruction, les Cathares fascinent toujours: ils nourrissent même notre espérance moderne. Savall ressuscite avec une finesse palpitante dont il a le secret, grâce au jeu virtuose des mélanges dont nous avons parlé, le chant des troubadours, de Guilhem de Peitieu (le "premier") à Raimon de Miraval et Guilhem Figueira... sans omettre les mélodies non moins captivantes de la mystérieuse et légendaire "trobairitz", Condesa de Dia.

Plusieurs extraits de L'Apocalypse de Saint-Jean dont La Sybille Occitane, restituée à travers la plume d'un troubadour demeuré anonyme, mais aussi une citation de l'Apocalypse selon l'Evangile Cathare du Pseudo Jean, comme l'improvisation par les instruments à vents orientaux (duduk et kaval), expriment ici le souffle de la Croisade barbare auquel répond en un contrepoint "individualisé", le chant des victimes hérétiques, brûlées vives par milliers (sur roulement de tambours comme à l'époque où les bûchers étaient ainsi rythmés de façon lugubre). Jordi Savall rappelle le génocide perpétré sur les 20.000 habitants de Béziers qui avaient refusé de livrer les soit disant 230 hérétiques résidant entre les murs de la ville... ce 22 juillet 1209.

Comme le précise, le directeur musical d'Hespérion XXI, dans un texte fondateur et manifeste de toute la philosophie qui soustend son oeuvre musical: "nous avons pour tâche urgente, et permanente de dévisager ces deux mystères qui constituent les extrémités de l'univers vivant: d'un côté le mal; et de l'autre la beauté. Ce qui est en jeu n'est rien de moins que la vérité de la destinée humaine, une destinée qui implique les données fondamentales de notre liberté".

Les 3 disques récapitulent l'épopée albigeoise, de 950 (les Bogomiles au temps des "origines", jusqu'à l'an 1463 avec la fin du Catharisme oriental et l'hommage aux "Bons hommes"), selon les 3 grandes parties ou  3 cd (1. Apparition et rayonnement du Catharisme; 2. La Croisade contre les Albigeois; 3. Persécution, diaspora et fin du Catharisme).  Apport magistral et réalisation musicale jubilatoire.

  

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