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Goldberg Magazine # 42 (10/2006)
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La vie après la mort – La viole de gambe au XVIIIème siècle

par Peter Holman


Dans un passage de son autobiographie de 1718 Georg Philipp Telemann ironisait sur les compositeurs qui ne connaissaient pas bien les instruments pour lesquels ils écrivaient “Le violon est traité comme un orgue, la flûte à bec et le hautbois comme des trompettes, tandis que la viole de gambe avance pesamment comme une basse avec un trille ici ou là”. Telemann savait de quoi il parlait, car dans son autobiographie de 1740 il affirmait avoir appris la viole de gambe en même temps que huit autres instruments. Ses commentaires nous donnent un aperçu précieux sur la façon dont cet instrument était perçu à l’époque et nous expliquent aussi pourquoi il écrivit tant pour lui : plus de 50 partitions de sa main nous sont parvenues.

On dit couramment que la viole de gambe, ou basse de viole, a été supplantée par le violoncelle au début du XVIIIème siècle, et c’est en partie vrai. Vers 1720 el le a largement cessé d’être un instrument de continuo — ce qui explique pourquoi Telemann se montre si sévère pour les compositeurs qui écrivaient pour elle “comme si c’était une basse” — et a commencé une nouvelle vie comme instrument soliste. Elle jouait des pièces écrites pour les registres alto ou ténor et souvent transcrites dans une clef transpositrice. Les musicologues et les interprètes s’intéressent beaucoup actuellement aux musiques écrites tardivement pour cet instrument, et les enregistrements de Christophe Coin, Vittorio Ghielmi, Jordi Savall et de quelques autres ont montré à quel point elle peut être intéressante et originale. Mon objectif dans cet article est de parcourir son répertoire, et de montrer comment son rôle a évolué au cours de son histoire, entre le témoin qu’elle fut de la vie musicale du XVIIème siècle et la modernité qu’elle a incarnée ensuite. Dans la seconde moitié du XVIIème elle a symbolisé le culte de la sensibilité alors à la mode, tandis que dans les années 1830 la boucle s’est refermée lorsque ceux qui commençaient à vouloir faire revivre la musique ancienne l’ont à nouveau associée à la musique du passé.

En réalité son rôle avait déjà fondamentalement changé au cours du XVIIe siècle. Vers 1600 on l’utilisait encore principalement dans les ensembles de violes, mais au fur et à mesure que se développait la mode des ensembles mixtes (et l’utilisation des instruments de continuo introduit par le nouveau style baroque a de fait transformé chaque formation en un ensemble mixte) on lui a confié de nouvelles fonctions. On l’utilisait comme basse dans certains en sembles mixtes et comme instrument soliste pour les ornementations, pour la musique de lyra viol (écrite en tablature dans différentes tonalités) et, à partir du milieu du siècle, dans des sonates pour un, deux ou trois instruments solistes. Cela concernait surtout l’Angleterre et différents pays germaniques qui cultivaient le genre particulier de la sonate pour violon, viole de gambe et continuo, alternative à la sonate italienne pour deux violons. En Italie la viole de gambe était largement remplacée par la basse de violon (précurseur du violoncelle), bien que, comme nous allons le voir, on jouait toujours de la viole en Italie au temps de Vivaldi. En France le passage de la musique d’ensemble au jeu de soliste semble s’être produit relativement tard, même si à la fin du XVIIème siècle on a vu émerger de remarquables musiques virtuoses, telles que les oeuvres de Sainte-Colombe, de Marin Marais et de quelques autres.

L’Allemagne au début du XVIIIeme siècle

Tout au long du XVIIIème siècle la viole de gambe fut à l’honneur dans l’Europe germanophone. C’est là qu’on écrivit bon nombre des musiques qui nous sont parvenues et c’est de là que venaient de nombreux gambistes renommés. C’est en partie parce que l’Allemagne était constituée de nombreux petits états, dont beaucoup avaient leur propre cour, et une famille régnante désireuse de montrer qu’elle cultivait les arts en apprenant la musique et en soutenant son développement. La viole de gambe y était considérée comme l’instrument aristocratique par excellence. D’une sonorité raffinée, élégante dans sa forme et depuis long temps cultivée par la haute société, elle permettait à ceux qui en jouaient de se sentir supérieurs à ceux qui jouaient du violon ou d’autres instruments plus ordinaires, dévalorisés par leur usage professionnel et par leur utilisation dans l’orchestre. Elle n’était pas le seul instrument exotique en faveur dans l’aristocratie pour des raisons similaires, on cultivait aussi l’art du luth et du baryton dans ces régions d’Europe.

La viole de gambe était néanmoins aussi jouée par des professionnels. Ceux- ci étaient presque tous des violoncellistes qui utilisaient leur instrument principal pour les lignes de basse dans les orchestres et dans les ensembles de chambre, mais ils jouaient aussi des solos à la viole de gambe. Cela explique pour quoi les compositeurs allemands écrivaient de la musique d’église pour cet instrument, genre normalement réservé aux professionnels à l’époque. J. S. Bach suivait la tradition du XVIIème siècle en associant le son doux et voilé de la viole de gambe aux services funèbres lorsqu’au début de sa carrière il utilisa deux flûtes à bec, deux violes de gambe et un continuo pour son Actus tragicus “Gottes Zeit is die allerbeste Zeit”, BWV 106. D’autres oeuvres utilisèrent par la suite la même instrumentation : le Du aber, Daniel, TWV 4:17 de Telemann, l’Harmonische Freude frommer Seelen (Königsberg, 1706) de Georg Riedel et la Trauer-Ode de Bach lui-même, “Laß Fürstin, laß, noch einen Strahl”, BWV 198 (1727).

Les autres cantates de Bach qui comportent des parties pour viole de gambe sont Tritt auf die Glaubensbahn, BWV 152 (1714), la version de Cöthen de Mein Herze schwimmt im Blut, BWV 199, Die Himmel erzählen die Ehre Gottes, BWV 76 (1723), et la cantata pro fane Der zufriedengestellte Aeolus, BWV 205 (1725). Dans plusieurs de ces cantates la viole de gambe est associée à la viole d’amour, autre instrument exotique utilisé principalement en Allemagne et en Autriche. Dans la cantate BWV 152 la viole de gambe tient la voix de ténor d’un ensemble mixte composé d’une flûte à bec, d’un hautbois, d’une viole d’amour et d’un continuo, et dans BWV 205 il y a une aria avec viole d’amour et viole de gambe obligée. La cantate BWV 76 utilise une autre combinaison inhabituelle avec hautbois d’amour, viole de gambe et continuo pour une sinfonia (reprise plus tard dans la sonate en trio pour orgue BWV 528) et une aria, tandis que dans BWV 198 deux violes de gambe sont associées à deux luths dans un grand ensemble. Les parties pour viole de gambe les plus célèbres de Bach sont, bien sûr, les obligatos de la Passion selon saint Jean, BWV 245 et de la Passion selon saint Matthieu, BWV 244, mais il est intéressant de noter que le grand solo de l’aria “Komm, süßes Kreuz” de la Passion selon saint Matthieu est une adaptation d’une partie originellement écrite pour luth, ce qui suggère que le style héroïque adopté par la plupart des gambistes aujourd’hui ne correspond pas aux intentions du compositeur. Bach était en retard sur son temps lorsque, jusqu’en 1740, il continuait à utiliser la viole de gambe pour les lignes de basse, par exemple dans la dernière version de l’aria “Geruld” de la Passion selon saint Matthieu. A l’époque elle était devenue essentiellement un instrument soliste.

Telemann est de loin le compositeur le plus important de l’Allemagne du début du XVIIIème siècle qui ait fait une part à la viole de gambe dans sa musique instrumentale. Bien que ces compositions comportent quelques sonates pour instrument soliste et quelques pièces concertantes, pour l’essentiel elles se répartissent en deux groupes : trios de type allemand pour un instrument soprano (violon, flûte ou flûte à bec), viole de gambe et continuo, et quatuors pour trois instruments et continuo avec au moins une des parties obligées tenues par la viole de gambe. Bien que les deux groupes de six quatuors (appelés de façon inappropriée les “Quatuors de Paris”) qu’il a publiés pour flûte, violon, viole de gambe ou violoncelle et continuo soient bien connus et aient été enregistrés de nombreuses fois, on s’est récemment intéressé aux nombreux quatuors qui survivent dans les manuscrits de Darmstadt, dont deux pour flûte, deux violes de gambe et continuo, TWV 43:G1O et 12, et deux pour la combinaison inhabituelle de flûte, viole de gambe, basson et continuo, TWV 43:h3 et C2.

Ces deux derniers portent la mention “concerto” et il est probable que les autres concertos avec viole de Darmstadt étaient aussi joués comme de la musique de chambre. C’est certainement vrai du Concerto en la majeur pour viole de gambe, deux violons et basse, TWV 51:A5, récemment publié, qui est en fait un quatuor, et du bien connu Concerto en la mineur pour flûte à bec, viole de gambe, violon, alto et basse, TWV 52:al, comme probablement aussi de l’Ouverture en ré, TWV 55:D6, pour viole de gambe, cordes et continuo. La remarquable Sinfonia en fa, TWV 50:3, pour flûte à bec, viole de gambe et grand orchestre avec un cornet et trois trombones a probablement été écrite pour une cantate disparue. Il est probable que les oeuvres de Telemann pour viole de gambe de Darmstadt ont été jouées par le gambiste virtuose Ernst Christian Hesse (1676- 1762), et peut-être aussi écrites pour lui. Hesse a travaillé dans cette ville toute sa vie, si l’on excepte un séjour à Paris où il s’est perfectionné auprès de Marais et de Forqueray et des tournées de concerts périodiques.

Nous n’avons en revanche que quatre oeuvres instrumentales de Bach avec parties de viole : le Concerto brandebourgeois no. 6, BWV 1051, et les trois Sonates avec clavecin obligé BWV 1027-1029, même si l’un des manuscrits des six Sonates pour violon et clavecin obligé, BWV 1014-1019, porte la mention “col Basso per Viola da Gamba accompagnato se piace”, exemple supplémentaire de l’usage démodé que faisait Bach de la viole de gambe pour jouer les lignes de basse. Le Concerto brandebourgeois est aussi archaïque par son orchestration : il rappelle les ensembles mixtes d’instruments de la famille du violon et de la viole de la musique d’église de la fin du XVIIème siècle en Allemagne, et pourrait bien avoir été particulièrement influencé par la Passion selon saint Matthieu de 1673 de Johann Theile, écrite pour la même combinaison d’instruments. Il inverse cependant les rôles de certains instruments à cordes les altos, Cendrillons de l’orchestre du XVlll’ siècle, sont ici les solistes, tandis que les violes de gambe, alors essentiellement instruments solistes, se voient confier des rôles secondaires. On peut se demander si Bach cherchait à surprendre de façon créative, comme l’ont défendu Michael Marissen et quelques autres, ou s’il était simplement démodé — les altos jouent un rôle de premier plan dans la musique d’ensemble allemande du XVII siècle. Il est cependant assez certain que les sonates BWV 1027-1029 sont “modernes” : elles appartiennent au genre des sonates pour viole de gambe et clavecin obligé, tel que l’ont élaboré Telemann et des compositeurs berlinois comme Christoph Schaffrath et Johann Gottlieb Graun, bien que BWV 1027 soit un arrangement d’une sonate en trio conventionnelle, et que cela soit aussi probablement vrai des deux autres.

L’italie

On pense habituellement que la viole de gambe n’était plus en usage en Italie au début du XVIIème siècle, mais des études récentes ont montré que de nombreux luthiers italiens (dont Giuseppe Guarneri, père de “del Gesù”, Giovanni Grancino, Francesco et Vincenzo Rugeri, Gennaro et Giuseppe Gagliano, Matteo Gofriller et Antonio Stradivari) fabriquaient des violes. On trouve aussi de nombreux documents qui prouvent qu’on jouait de la viole de gambe dans plusieurs villes italiennes vers 1700, et, plus important, on a montré que les instruments que Vivaldi appelait viola all’in glese et violoncello inglese étaient plus apparentés aux violes de gambe qu’aux barytons ou aux violes d’amour comme on l’imaginait auparavant. Le père de Vivaldi, Giovanni Battista, travaillait à l’Ospedale dei Mendicanti à Venise ; à la fin du XVIIème siècle l’ospedale possédait un ensemble de sept viole da gamba, et il est probable que Giovanni Battista en a enseigné la technique à son fils. Antonio Vivaldi enseignait la viola all’inglese à l’Ospedale dalla Pietà à partir de 1704, et il disposait d’au moins un ensemble de violes de gambe.

Cinq oeuvres de Vivaldi spécifient des instruments all’Inglese. Le Concerto en la, RV 546, était écrit à l’origine pour violon, violoncelle, cordes et continuo, mais Vivaldi ajouta les mots “all’lnglese” aux mots “Violoncello obligato” dans le titre. Dans le Concerto funèbre en si bémol ma jeur, RV 579, deux violes soprano et une basse sont utilisées avec un chalumeau ténor et un hautbois avec sourdine ; elles ajoutent leur sonorité voilée et mélancolique au groupe de cordes avec sourdines, autre exemple de l’utilisation des violes de gambe dans un contexte de funérailles. Dans le Concerto en do majeur, RV 555, deux sopranos font partie d’un grand ensemble qui comporte aussi des flûtes à bec, des hautbois, des chalumeaux ténor, des clavecins obligés, et les mystérieux violini in tromba marina. II y a aussi deux oeuvres vocales avec des parties pour violes de gambe une aria de l’opéra L’incoronazione di Dario (1717) a une partie de basse pour viola all’inglese où on trouve des accords de six notes, et de son côté l’oratorio Juditha triumphans (1716) comporte un concerto di viole all’inglese à six parties, exemple frappant de l’utilisation d’un ensemble complet de violes encore au début du XVIIIème siècle.

L’Autriche et l’Angleterre

On trouve aussi des témoignages en Europe du Nord de l’utilisation de la viole de gambe par les violoncellistes italiens comme alternative à leur instrument principal pour le jeu soliste. Il existe de nombreuses parties pour viole de gambe obligée dans la musique écrite pour la cour de Vienne à la fin du XVIIème siècle, et cette tradition s’est poursuivie au début du XVIIIème avec Antonio et Giovanni Bononcini, Attilio Ariosti, Johann Joseph Fux et d’autres. Dans certains de leurs opéras et oratorios viennois il y a des arias avec des parties pour une ou deux violes de gambe obligées, et il existe une belle Sonate en canon en sol mineur pour deux violes de gambe et continuo de Fux qui a été enregistrée plusieurs fois. Les frères Bononcini étaient tous deux violoncellistes, et jouaient peut-être de la viole de gambe eux-mêmes. C’est très probable dans le cas de Giovanni, qui travaillait à Vienne entre 1698 et 1712, car il existe plusieurs autres oeuvres avec des parties de viole qui sont sans doute de lui, dont une cantate dans un manuscrit de Berlin. La collection du libraire hollandais Nicolas Selhof, ven ue en 1759, fait état du manuscrit d’une Sonata da Camera pour violon, deux violes de gambe et continuo, de “Bononcini”.

On connaît bien sûr mieux Giovanni Bononcini pour sa période anglaise dans les années 1720, lorsqu’il était le rival de Haendel pour la composition d’opéras. L’orchestre de l’opéra italien de Londres employait aussi plusieurs autres Italiens qui semblent avoir joué de la viole de gambe, dont Pietro Chaboud et Pippo Amadei. Chaboud, plus flûtiste et joueur de basson que violoncelliste, semble avoir été celui pour qui J. C. Pepusch a écrit les oeuvres avec parties pour violes de gambe qui nous sont par venues, dont trois sonates pour flûtes à bec, viole de gambe et continuo, deux pour violon, viole de gambe et continuo, et une pour deux violons, viole de gambe obligée et continuo. C’est peut-être aussi Chaboud qui a composé les arrangements d’arias d’opéras italiens pour viole de gambe seule publiés dans Ayres and Symphonys for the Bass Viol (Londres, 1710), ainsi que les arrangements pour viole de gambe des sonates pour violon de son opus 5 qui figurent dans son manuscrit de Paris ; deux d’entre eux ont été publiés à Londres en 1712. D’autres oeuvres provenant de sources anglaises de l’époque contiennent des arrangements de cantates de Franceso Gasparini et de l’organiste romain Tommaso Bernardo Gaffi ( 1744) avec des parties de viole obligée, une cantate de Pietro Giu seppe Sandoni (1685-1748) pour sopra no, deux violes de gambe et théorbe, un ensemble composite de sonates pour violes de gambe, dont une sonate originale de Dandoni et des arrangements de musiques de Haendel, Francesco Barsanti et Angelo Michele Besseghi (1670- 1744), violoniste bolonais qui travaillait en France. En Angleterre, comme ailleurs à l’époque, les gambistes jouaient beaucoup d’arrangements, ce qui était rendu plus aisé par la clé de transposition à l’octave inférieure qui leur donnait un accès facile à la musique écrite pour violon.

À propos de Haendel il faut rappeler ses deux compositions originales pour viole de gambe. Dans ces deux oeuvres remarquables écrites en Italie, la cantate Tra le fiamme, HWV 170 (?1707-1708), et l’oratorio La Resurrezione, HWV 47 (1708), la viole de gambe joue divers rôles, parfois celui de soliste dans le registre ténor, parfois celui de continuo efficacement réalisé sous forme d’accords, ou encore en doublant la basse ou d’autres voix. Ces pièces semblent avoir été écrites pour Christian Hesse qui a rencontré Haendel à Hambourg en 1705 et qui était à Rome lorsqu’elles ont été composées. Haendel ne semble plus avoir écrit pour la viole de gambe ensuite pendant près de vingt ans, jusqu’à son opéra Giulio Cesare, HWV 17, (1724). Il l’utilise ici à l’acte II où Cléopâtre, dans le double déguisement de sa suivante Lydia et de la Vertu, chante l’air de séduction “V’adoro pupille” accompagnée à la fois par l’orchestre de la fosse et par un groupe de neuf instruments sur la scène, dont une viole de gambe, un théorbe et une harpe : ils représentent les Muses et les instruments antiques qu’elles auraient pu utiliser. Cette scène a donné pas mal de soucis à Haendel : il en existe trois versions qui donnent un matériel de plus en plus subtil et idiomatique à ces instruments “exotiques”. Mais même dans la dernière version, la musique destinée à la viole est étrangement archaïque en ce qu’elle associe plusieurs fonctions au lieu de jouer simplement sa partie de soliste dans le registre ténor. C’est à la même époque que Haendel autorisa un arrangement pour viole de gambe de sa Sonate pour violon en sol mineur, HWV 364, en écrivant la première mesure de la partie de soliste une octave plus bas dans la clé d’ut avec la mention “Per la Viola da Gamba”. C’était sans doute une instruction donnée à un copiste pour qu’il écrive la pièce entière sous cette forme. Le gambiste de Haendel était probablement à cette époque le contrebassiste David Boswillibald qui faisait partie de son orchestre de l’opéra.

La France

Le répertoire de la viole de gambe en France au XVIIIème siècle est particulier à plusieurs égards. Comme d’autres types de musique instrumentale française elle est conservatrice par sa façon de s’appuyer sur des suites de danses ou sur des pièces de caractère plutôt que sur des formes italiennes comme la sonate ou le concerto. Ainsi les livres de Pièces de viole de Marin Marais (1686/1689, 1701. 1711, 1717), de son fils Roland (1735, 1738), de François Couperin (1728), de Charles Dollé (1737), d’Antoine Forqueray (1747 ; arrangées et en partie composées par son fils Jean-Baptiste) et de Louis Caix d’Hervelois (1708, 1719, 1731, 1740, 1748) sont de ce type. En revanche Joseph Bodin de Boismortier a commencé à composer des sonates à partir de son opus 10 (1725), mais son opus 31 (1730) est encore un recueil traditionnel de trois suites. La plupart de ces recueils sont pour basse de viole et basse continue, même si les duos pour deux basses de violes seules étaient de plus en plus en vogue, et si dans plusieurs de ceux de Boismortier op. 14 (1726), op. 26 (1729), op. 40 (1732) et op. 50 (1734) les violes sont proposées comme alternatives aux bassons et aux violoncelles. De même, le Concert no. 12 en la du recueil de Couperin Les gouts-réunis (1724) est pour “deux Violes, ou autres instruments à L’unisson”, le no. 13 en sol est simplement pour deux basses non précisées et le no. 10 en la mineur/majeur comporte une très belle “Plainte” pour deux violes de gambe ou autres basses et continuo. L’opus 26 de Boismortier comporte un simple concerto dans le style de Vivaldi pour deux violons et continuo qui semble être le premier (tous instruments confondus) a avoir été publié en France, tandis que le séduisant concerto “Le Phénix” (v. 1738) de Michel Corrette est pour trois ou quatre violoncelles, violes ou bassons avec continuo.

Il y a aussi une bonne quantité de musique française dans d’autres genres qui fait appel à la viole de gambe. On l’utilisait dans le groupe de continuo de l’opéra de Paris, mais les parties de solistes étaient rares dans l’opéra français. Un certain nombre de cantates françaises ont néanmoins des parties pour viole de gambe obligée, comme L’impatience (v. 1715-1722) et Orphée (1721) de Rameau. Elle était aussi utilisée dans la musique de chambre avec d’autres instruments, en particulier dans La gamme (1723) de Marais pour violon, basse de viole et continuo (avec la fameuse “Sonnerie de Sainte-Genevieve du Mont de Paris”), la Sonate en ré majeur op. 2, no. 8 de Leclair pour la même combinaison, les ensembles de sonates en quatuor de Louis-Gabriel Guillemain intitulés Conversations galantes op. 12 (1743) et op. 17 (1756) pour flûte, violon, viole de gambe et continuo, et les Pièces de clavecin en concerts (1741) de Rameau pour clavecin, violon ou flûte, et viole ou violon. Dans ces dernières Rameau utilise la basse de viole principalement comme instrument soliste dans le registre ténor, à la façon moderne, bien qu’en général les compositeurs français semblent avoir continué à faire doubler leurs parties de continuo par la viole de gambe bien après que le violoncelle l’ait remplacée dans d’autres pays. Parfois l’instrument est explicitement précisé, comme dans les Pièces de viole de Forqueray dont la préface dit qu’elles sont pour “deux Violes et un Clavecin”, parfois c’est implicite, comme dans les Concerts Royaux de Couperin (1722), où l’existence de contreparties (lignes supplémentaires pour solistes) pour “viole” dans plusieurs mouvements suggère qu’il l’utilisait ailleurs comme instrument de continuo. Il ne faut cependant pas en conclure que c’était toujours la viole qui était utilisée pour la partie de continuo dans la musique de chambre française : dès 1705 Jean-François Dandrieu spécifiait “violoncelle” dans son Livre de sonates en trio inspiré de Corelli.

La plus grande partie de la musique française pour viole de gambe a été écrite par des interprètes/compositeurs, dont certains, comme Marais et Forqueray, étaient assurément des virtuoses exceptionnels. Mais, comme dans les autres pays, la plus belle musique a été écrite par ceux qui, comme Couperin, Rameau et Leclair, étaient avant tout compositeurs et qui jouaient d’autres instruments. Et le meilleur de cette musique est certainement dans les Pièces de violes de Couperin (1728). Son éloquente “Pompe funèbre” a probablement été écrite à la mémoire de Marin Marais qui était mort cette année-là ; Antoine Forqueray, son grand rival à la cour, cessa son activité à cette époque. L’utilisation de la viole a rapidement décliné en France au cours des deux décennies suivantes, bien qu’il y ait quelques sources manuscrites postérieures et qu’un répertoire parallèle pour pardessus de viole se soit développé jusque dans les années 1760. Le pardessus, petite viole soprano de cinq ou six cordes, était principalement utilisé par les dames de l’aristocratie comme alternative socialement acceptable au violon, lequel était considéré comme un instrument masculin. On a peu à peu oublié le pardessus lorsque cette situation a évolué à la fin du siècle.

La fin du dix-huitième siècle

Au milieu du XVIIIème siècle c’est à Berlin qu’on jouait le plus de viole de gambe et qu’on composait le plus pour elle. C’est essentiellement du fait de l’activité de deux personnes : Ludwig Christian Hesse (1716-1772), fils d’Ernst Christian, et son élève et employeur le Kron Prinz Frédéric Guillaume (1744-1797), plus tard Frédéric Guillaume II de Prusse. Ils semblent être à l’origine du remarquable répertoire de solos, duos, trios, quatuors et concertos de compositeurs berlinois tels que Carl Philipp Emanuel Bach, Johann Gottlieb Graun, Christoph Schaffrath, Joseph Benedikt Zycka et quelques autres. Les pièces les plus connues sont les trois de C. P E. Bach: deux solos avec continuo en do, H558 (1745) et en , H559 (1746), et la sonate en sol ou trio avec clavecin obligé, H510 (1759). Les solos sont des oeuvres conséquentes qui opposent des passages touchants et mélodieux, dans le style “sensible”, à d’autres plus axés sur la virtuosité, mais le trio en sol mineur est encore meilleur, du même niveau de qualité que la sonate BVW 1029 de son père dans la même tonalité. Le compositeur berlinois le plus prolifique pour la viole semble avoir été J. G. Graun, avec plus de vingt oeuvres qui nous sont parvenues.

Un enregistrement récent (Astrée E 8617) montre qu’il a été un excellent compositeur, et l’auteur de certaines des musiques les plus virtuoses de ce répertoire.

Le compositeur le plus important pour la viole de gambe hors de Berlin fut Carl Friedrich Abel (1723-1787). Fils et petit-fils de gambistes (son père a probablement joué le Concerto brandebourgeois n° 6 à Cöthen), il a étudié à Leipzig auprès de J. S. Bach avant de rejoindre la cour de Dresde. En 1758-1759 il s’est installé à Londres où il est resté jusqu’à la fin de sa vie, si l’on excepte deux années (entre 1782 et 1784) qu’il a passées en Allemagne. Abel est célèbre aujourd’hui pour les concerts londoniens qu’il gérait avec Jean-Chrétien Bach, et dans lesquels il jouait de la viole de gambe comme soliste. On sait qu’il composait et jouait des concertos (tous perdus aujourd’hui), et qu’il interprétait à la viole de gambe les parties d’oeuvres de chambre écrites pour alto, même si en concert il jouait plutôt des sonates pour instrument solo. Il reste plus de 50 de ces élégantes oeuvres galantes ; comme l’écrit Charles Burney, “Ses compositions étaient faciles et élégamment simples, car il avait l’habitude de dire « Je ne choisis pas systématiquement la difficulté, ni de mettre toutes mes forces dans l’interprétation. Je mets de la difficulté dans mes pièces lorsque ça me plait, en fonction de mon état d’esprit et de celui de l’auditoire ». En privé le musicien se révélait différent. Dans une rubrique nécrologique on peut lire “Chanceux étaient ceux qui l’entendaient dans l’intimité domestique, lorsque libéré de toute entrave il jouait sur plusieurs cordes et développait des arpèges”, et les pièces virtuoses sans accompagnement d’un manuscrit de New York nous donnent une idée forte de ce qu’avaient pu être ces moments privilégiés. Abel ne jouait pas seulement ses propres compositions : quatre sonates pour viole de gambe et clavecin et un quatuor pour hautbois, violon, viole de gambe et violoncelle de J. C. Bach ont probablement été écrits pour lui, ainsi que des solos (disparus) d’Antonin Kammel d’une part, et du jeune Mozart d’autre part qui l’a rencontré à Londres en 1764-1765.

On a l’habitude de dire que la viole de gambe d’Abel a été enterrée avec lui, mais ce n’est vrai ni littéralement ni au sens figuré puisque trois de ses instruments furent vendus après sa mort et que bien des gens ont continué à jouer de cet instrument. Sa présence en Angleterre semble avoir donné l’envie à des violoncellistes professionnels comme Stephen Paxton, Walter Clagget, Andreas Lidel et Johann Arnold Dahmen de suivre sa voie. Parmi les amateurs on compte les peintres Thomas Gainsborough et Thomas Jones, des aristocrates comme Sir Edward Walpole et Elizabeth, Comtesse de Pembroke, et des intellectuels comme Laurence Sterne et Benjamin Franklin. Le XIXème siècle a poursuivi la tradition avec des artistes et des amateurs comme Thomas Cheeseman (1760- ? 1842) et John Cawse (1779-1862), et il semble toujours y avoir eu au moins un joueur de viole de gambe à Londres tout au long du siècle. Il en va peut-être de même ailleurs. Au moins deux professionnels en Allemagne, Franz Xaver Hammer (1741-1817) et Joseph Fiala (1748- 1816), ont fait entrer leur musique dans le XlXème siècle, comme l’a fait Jean-Marie Raoul (1766-1837) en France. Raoul vivait toujours en 1832 lorsque François Joseph Fétis commença la série de ses concerts historiques à Paris, qui donnait l’occasion d’entendre de la musique ancienne sur des instruments anciens, dont la viole de gambe. Jusqu’alors elle avait surtout été utilisée pour jouer de la musique contemporaine, mais avec Fétis on revint aux origines, et l’instrument fut de nouveau associé à son riche héritage, et aux débuts du mouvement pour la musique ancienne.

Traduction : Joël Surleau


 
   

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