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Goldberg Magazine # 12 (août/octobre 2000)
Goldberg a cessé de publier avec le # 54
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Texte intégral de Maricarmen Gómez

Henry Focillon et Georges Duby signalent tous deux, dans leurs essais respectifs sur l’an 1000, le sentiment de terreur collective qui s’empara des peuples convertis au christianisme à l’approche d’une date aussi significative. Les témoignages à cet égard ne sont guère nombreux, mais le silence est parfois plus éloquent que les mots, lorsque certaines années où le pessimisme semble dominer partout sont suivies par d’autres où l’optimisme ouvre une brèche décisive pour le devenir de l’Europe occidentale.

La fin du monde

Aux alentours de l’an 1000, les européens ne manquaient pas de raisons de se sentir pessimistes. La faim et la désolation dominaient la vie quotidienne dans un monde en plein recul culturel après la renaissance carolingienne. Dans une telle situation, tout désastre naturel ou tout phénomène astronomique, comme une éclipse ou le passage d’une comète, ne pouvaient être interprétés que comme un signe supplémentaire de la colère divine. En dévoiler le sens était une tâche qui revenait aux prêtres, et ces derniers n’eurent pas de mal à trouver dans les textes bibliques, et en particulier dans l’Apocalypse, la clé justifiant tout ce qu’il advenait de négatif dans le monde.

Suivant le ton des oracles païens, et celui de la littérature hébraïque sur la prédiction de la fin du monde, Saint Jean a décrit dans l’Apocalypse le drame cosmique qui devra se produire après l’ouverture du septième sceau. Après un profond silence, sept anges jouent l’un après l’autre de la trompette en déchaînant un cataclysme. Après la septième trompette se produit la lutte du Christ contre la Bête (Satan), qui est vaincue et enchaînée dans l’abîme pour mille ans. Une fois ce temps passé, la Bête est libérée, mais elle est à nouveau vaincue c’est alors que se produit la seconde résurrection des vivants et des morts qui précède le Jugement dernier. Si la période de mille ans à laquelle il est fait allusion s’interprète dans un sens littéral, il s’ensuit qu’en l’an 1000, ou en l’an 1033, selon que la date coïncide dans le premier cas avec la naissance du Christ et dans le second avec sa mort, devait se produire la libération de Satan, et s’ouvrir ainsi le chemin vers la fin des temps.

Pour les défenseurs du millénaris me, les maux qui frappaient le monde aux environs de l’an 1000 n’étaient autres que le fruit de la libération de Satan, et étant donné qu’ils se poursuivirent une fois cette date passée, ils pensèrent que la seconde résurrection se produirait peu après, à la date marquant les 1000 ans de la résurrection du Christ. Evidemment, le temps leur donna tort, et c’est ainsi que finit par s’enraciner l’opinion de Saint Augustin, selon lequel les mille, ans auxquels fait allusion l’Apocalypse équivalent à une période de temps indéfinie au cours de laquelle s’impose le royaume temporel de l’Eglise.

Si elle exista jamais, la disparition de la crainte psychologique d’un danger imminent n’entraîna pas pour la communauté chrétienne occidentale la disparition de l’idée du Jugement dernier, qui en fait avait pris corps peu à peu depuis le début du VIe siècle. Inexistant au début du christianisme, les premières images qui le représentent sont le fruit de l’apparition d’une croyance pleine d’espoir pour les uns (le salut) et de menace pour les autres (la damnation éternelle), dont l’immense potentiel pédagogique fut très bien mis à profit par l’Eglise. Dès le IXe siècle, les fresques et les retables qui ornent les enceintes des églises commencèrent à montrer des images du jour du Jugement, qui avec le temps en vinrent à prendre la place des représentations apocalyptiques, mais ce n’est que deux siècles plus tard qu’apparut le premier drame liturgique au thème scatologique, le Sponsus.

Le Chant de la Sibylle

Contrairement au rapide développement iconographique que connut le thème du Jugement, la mise en scène de celui-ci ne remonte pas plus loin que le XIIIe siècle, en raison de la considérable complexité technique qu’elle entraîne. Et c’est ainsi que put se développer une pièce de bien moindre envergure, qui fit son apparition dans le cadre de la liturgie juste au moment où les craintes du millénaire commençaient à s’emparer des esprits. Nous voulons parler du Chant de la Sibyl1e, dont le premier témoignage (texte et musique) est celui d’un manuscrit du Xe siècle du monastère de Saint-Martial de Limoges (Paris BN lat. 1154). Ce manuscrit est un recueil qui, outre le Chant sibyllin, contient, avec leur musique, des Versus de die iudicii (Vers du jour du jugement) qui, avec la composition précédente, représentent un certain répertoire consacré à ce thè me, et qui eut une fortune variable.

Au-delà de la première moitié du XIe siècle, et en marge des vers de la Sibylle, seule une pièce à thème scatologique semble s’être conservée. Il s’agit d’une prose avec refrain qui glose le texte de l’Apocalypse, et dont chacune des vingt- quatre strophes commence par une lettre différente. Elle débute par un lugubre avertissement, « Audi tellus audi magni maris limbus » (Terre, écoute! Frange de l’immense mer écoute !) et elle est copiée pour la première fois à la fin d’un livre des Epîtres du Xe siècle provenant de l’abbaye d’Aniane, dans le Languedoc (Montpellier, Bibl. Municipale, lat.6).

La mélodie, d’une grande sobriété, varie légèrement d’une strophe à l’autre, s’adaptant à la longueur différente des vers. L’Audi tellus fut connu en Allemagne et également en Espagne, où il figure dans le célèbre Codex Las Huelgas avec une musique différente. Aucun des manuscrits qui le transmettent ne lui accorde une position concrète dans la liturgie, bien qu’il soit possible qu’il ait survécu grâce à son adéquation au service des défunts, où pouvaient et peuvent encore continuer à être évoquées les craintes de l’homme face au Jugement dernier, sans que le thème ne perde jamais de son actualité pour le croyant. En fait, la prose de 1’Audi tellus fut probablement à l’origine d’une séquence dont les deux premiers vers coïncident avec les siens, et qui était encore interprétée au XVe siècle « in officio mortuorum ». Son histoire fut interrompue à partir du Concile de Trente, qui supprima de la liturgie toutes les séquences, à l’exception de quatre d’entre elles. Parmi celles-ci figure le Dies irae de la Messe des défunts, attribué à Thomas de Celano (mort vers 1250).

Il semble que le texte aussi bien que la musique du Dies irae dérivent d’un fragment du livre de répons Libera me, Domine, bien que le texte se rattache également à des vers du prophète Sophonie décrivant le jour du Jugement (So 1.15-16). Ces vers ont également un certain rapport avec ceux de l’une des strophes des Versus de die iudicii, leur auteur les ayant probablement tirés du prophète biblique. C’est précisément dans le Dies irae qu’apparaît 1’unique mention qui soit faite du personnage de la Sibylle dans toute la liturgie chrétienne postérieure au Concile de Trente, dans une brève allusion aux vers scatologiques de la Sibylle Erythraea, dont le témoignage prophétique fut rattaché par Celano au psaume 18 du roi David. La mention correspond à la première strophe, dans laquelle résonnent les échos de la mélodie du Libera me Domi ne « Dies irae dies illa, solvet saeclum in favilla : Teste David cum Sibylla (Jour de colère! O ce jour ! Les temps s’en vont en cendres, selon le témoignage de David et de la Sibylle.

Histoire de la Sibylle

L’histoire de la façon dont le personnage païen de la Sibylle Erythraea parvint à se faire une place dans l’univers chrétien est très curieuse. Dans la Grèce antique, on donnait le nom de « sibyilles » à une série a une série de personnages féminins dont la principale occupation était de deviner l’avenir à partir des phénomènes de la nature. Il semble que la première ait été d’Érythrée, mais leur nombre se multiplia rapidement, et leur réputation s’étendit jusqu’aux temps de l’Empire romain. La légende veut qu’à une certaine occasion la Sibylle de Cume offrit à Tarquin le Superbe, dernier roi de Rome (534-510 av. J.C.) des livres dans lesquels avaient été recueillies les prophéties de la Sibylle Erythraea. Dans un premier temps le monarque les refusa, mais il finit par les emporter à Rome et les déposa au Capitole. Ils y restèrent jusqu’à l’incendie survenu en 81 av. J.C., qui les détruisit. Des années plus tard, on parvint à en récupérer une partie, mais finalement l’empereur Honorius (395- 423) les fit détruire.

A Rome, les livres des oracles sibyllins n’étaient consultés qu’à des occasions exceptionnelles. Lorsque c’était le cas, les prêtres du temple capitolin extrayaient au hasard une ligne des livres sibyllins, qu’ils transformaient immédiatement en acrostiche d’une série de vers qui apportaient une réponse à la question posée à l’oracle. Il était dit que la réponse avait été inspirée par la Sibylle, dont le prestige alla croissant. Aux IIIe et IIe siècles av. J.C. commencèrent à circuler une série de textes de prestigieux auteurs grecs, qui avaient été
manipulés afin de servir à propager la foi judaïque. Etant donné le respect des hébreux envers leurs propres prophètes, et compte tenu du caractère prophétique et du prestige dont jouissaient les sibylles parmi les Grecs, quelqu’un pensa que ce ne serait pas une mauvaise idée d’y ajouter quelques prédictions concernant le judaïsme, attribuées à une sibylle.

Cela donna lieu à plusieurs livres connus comme Oracula Sibyllina, qui furent écrits entre la deuxième moitié du IIe siècle av. J.C et la première moitié du IIIe siècle ap. J.C. Les douze livres que l’on conserve sont des copies manuscrites datant des XIVe et XVe siècles.

Le huitième livre des Oracles sibyllins, en grande partie d’origine chrétienne, contient entre autres de curieux vers attribués à la Sibylle Erythraea se rapportant à la seconde venue du Christ lors du Jugement dernier. Ils composent en grec l’acrostiche JESUS CHRISTUS DEI FILIUS SERVATOR CRUX, ce qui porte à croire qu’ils furent composés à l’imitation de la manière dont on fabriquait les oracles sibyllins au Capitole romain. Dans ses Oratio Constantini ad Sanctorum Coetum, l’historien Eusèbe de Césarée recueille les vers de la Sibylle Erythraea ouvrant ainsi la voie à l’incorporation du personnage au christianisme. Saint-Augustin les reprend dans La cité de Dieu, les traduisant pour la première fois du grec au latin : les 34 hexamètres de l’original se réduisent dans sa traduction à 27, nombre qui, comme il le fait observer, est le symbole de la Trinité (33). En latin, les vers sibyllins commencent par les mots célèbres « Iudici signum : tellus sudore madescet » ( Le signal du Jugement : la Terre sera baignée de sueur), qui des siècles plus tard constitueraient le refrain du Chant de la Sibylle.

Sermo de symbolo

On a longtemps attribué à Saint Augustin un sermon Contra ludaeos, Paganos et Arianos, qui en réalité avait été écrit par un évêque de Carthage appelé Quodvultus, pour tenter de combattre l’arianisme. Le sermon, sous-titré de symbolo est divisé en vingt-quatre chapitres, dort les six premiers sont une exhortation aux chrétiens. Les suivants attaquent les hérétiques et les juifs, et tentent de les convaincre de leur erreur supposée. Pour ce faire, l’auteur du sermon allègue de façon assez théâtrale les témoignages prophétiques sur la venue du Messie, à commencer par le prophète Isaïe, qu est invoqué avec les mots « Die, Isaia, testimonium Christo ». Suit un extrait de l’Ancien Testament contenant la prophétie d’Isaïe sur la venue du Messie (Is VII. 14). Après lui, sont invoqués cinq autres prophètes, Jérémie, Daniel, Moïse, David et Habacuc, et quatre personnages du Nouveau Testament: Siméon, Zacharie, Isabelle et Jean-Baptiste, qui exposent l’un après l’autre leurs prophéties messianiques. La liste se termine par le témoignage de trois gentils: le poète Virgile, Nabuchodonosor et la Sibylle Erythraea, qui répète mot pour mot les versets augustiniens du Iudicii signum.

Si un sermon apocryphe de Saint Bède le Vénérable, influent intellectuel de la renaissance carolingienne, a contribué à la diffusion du Iudicii signum, celle-ci est due principalement au sermon du pseudo Augustin, et dans un premier temps à La Cité de Dieu, qui est le texte cité par certains manuscrits français du IXe siècle qui reproduisent les vers de la Sibylle, encore sans musique. Outre la notation, la principale différence entre ces manuscrits et celui de Saint-Martial cité plus haut réside dans le fait que dans ce dernier les vers de la Sibylle sont devenus une composition avec refrain: il est composé de treize strophes regroupant les vers deux par deux, à l’exception du premier, qui tient lieu de refrain. Quand et où le Iudicii signun a-t-il été mis en musique, cela reste un mystère, car le manuscrit acquis par le monastère de Saint-Martial, qui contenait les vers de la Sibylle accompagnés de la musique provenait d’un autre monastère, dédié à Saint Martin. De toute façon, le fait que quelqu’un ait décidé de les mettre en musique démontre l’intérêt qu’ils avaient éveillé chez certains vers l’an 900, bien avant que le Sermo de symbolo n’ait été incorporé à la liturgie. Si on met en rapport la datation du manuscrit de Saint Martial avec le thème des vers sibyllins, il est facile de conclure que les craintes millénaristes, ou encore la crise permanente de la société européenne aux alentours de l’an 1000, furent pour quelque chose dans leur vogue subite.

Le Iudicii signuni énumère de façon exhaustive les désastres devant précéder le Jugement dernier, certains de type cosmique (« L ‘éclat du soleil disparaîtra et l’harmonie des sphères cessera / le ciel s’agitera et la lune se couchera », vers 16 et 17), d’autres plus proches de l’être humain, terrorisé par l’imminence d’une sentence divine définitive («  L’affliction règnera alors, et tous claqueront des dents », vers 15, ou « jusqu’au dernier des rois comparaîtra alors devant le Seigneur », vers 26). Aucun des textes bibliques qui abordent ce thème ne donnant de description aussi détaillée, et encore moins de façon poétique, on aurait difficilement trouvé un texte aussi convaincant pour exprimer avec des mots ce que les artistes plastiques s’efforçaient de représenter depuis le IXe siècle. Et si au-delà de l’an 1000 les images représentant le Jugement dernier, loin de disparaître, devinrent plus nombreuses, il en alla à peu près de même pour leur équivalent poético-musical, qui n’est autre que le Chant de la Sibylle.

On sait qu’à partir du milieu du XIIe siècle, le Serrno de symbolo, avec les vers sibyllins chantés, faisait partie de l’Office des Matines du jour de Noël. On ne sait pas à quel moment le sermon fut intégré à la liturgie de Noël, avec le sens de laquelle il concorde, ni si au moment où la Sibylle dit ses vers, ceux-ci furent chantés dès le tout début. Nous entrons là dans le domaine de la spéculation, mais il est possible que les vers aient été mis en musique juste au moment où le sermon du pseudo Augustin devint un élément de la liturgie. Et le fait que les premières versions accompagnées de musique se trouvent dans des recueils pourrait alors se devoir à la nouveauté de cette composition à l’époque où ceux- ci furent composés, ce qui nous situe vers le début du IXe siècle, en plein empire carolingien.

Si la représentation en images du Jugement servit pour provoquer la crainte parmi les fidèles, et en conséquence faire naître en eux un état émotionnel de repentir, l’effet produit lorsqu’ils entendaient la prophétie de la Sibylle, ne fût ce qu’une fois par an, devait être assez semblable. S’il en est ainsi, les vers comme les images remplissaient une fonction pédagogique, peut-être nécessaire pour améliorer les relations de la vie sociale. A partir du XIe siècle, on trouve dans les pays latins un grand nombre de lectionnaires et de bréviaires où le Sermo de symbolo était copié, intégralement ou en partie, mais sans que ne manquent jamais les vers de la Sibylle. Ils sont parfois accompagnés de musique, et d’autres non, mais les livres de pratiques ecclésiastiques laissent presque toujours entendre qu’ils étaient chantés.

La mélodie qui accompagne les vers du Iudicii signum est la même dans tous les manuscrits où elle figure, avec de légères variantes surtout dans les mélismes, parfois dues à une erreur. Il s’agit d’une mélodie de type syllabique, dans laquelle à chaque syllabe correspond un neume d’une ou plusieurs notes (six ou sept au maximum), composée de trois phrases musicales : la première correspond au refrain et les deux autres à chacun des deux vers qui composent ses strophes, et qui répètent toujours la même musique, avec de légères adaptations dues à la longueur variable des vers.

L’interprétation musicale était généralement confiée à deux clercs et un choeur. Après les paroles du sermon annonçant la prophétie de la Sibylle, qui commence par la phrase « Quid Sibylla vaticinando etiam de Christo clamaverit in medium proferamus » (Nous proclamons ici ce que la Sibylle prédit au sujet du Christ), le lecteur disait « Audite quid dixerit » Ecoutez ce qu’elle dit), parfois en chantant, surtout en Espagne, et d’autres fois en suivant le ton récité du sermon. Le choeur chantait alors le vers du Iudiciï signum, et aussitôt un ou plusieurs solistes chantaient le premier vers de la première strophe, et un autre ou d’autres le second, et ainsi de suite avec les treize strophes de la composition.

La Procession des prophètes

Arrivés à ce point, il convient de rappeler que le Sermo de symbolo contient, avant celle de la Sibylle, les prédictions messianiques de douze autres personnages. Elles sont en prose, et c’est peut-être la raison pour laquelle il se passa plus de temps avant qu’elles ne soient mises en musique, ce qui finit par se produire vers le XIIe siècle, probablement au monastère de Saint-Martial de Limoges. C’est de là que provient la première version connue de 1’Ordo prophetarum, dont on conserve heureusement la musique (Paris. Bibi. Nationale, Ms lat. 1139). L’Ordo ou Procession des prophètes de Limoges commence avec l’intervention d’un cantor qui invite les juifs à écouter ce que dirent les prophètes à propos de la venue du Messie, dans trois brèves strophes où se répète la même musique. Suivent les témoignages versifiés d’Israël (au lieu de Zacharie), Moïse, Isaïe, Jérémie, Daniel, Habacuc, David, Siméon, Isabelle, Jean-Baptiste, Virgile, Nabuchodonosor, et finalement de la Sibylle. Dans tous les cas, il y a d’abord une intervention chantée annonçant les paroles prophétiques, suivie d’une autre qui représente le prophète lui-même. La musique est presque toujours la même : deux phrases plus ou moins identiques dérivées de celle par laquelle commence la composition, suivies d’une autre phrase différente, quoi qu’avec des variantes, sauf dans le cas de la Sibylle, dont les vers sont chantés avec leur musique caractéristique.

Bien que l’Ordo prophetarum  de Limoges se déroule sous forme de dialogue, rien n’indique que le lecteur et les prophètes aient été personnifiés. Par contre, l’oeuvre suivante de ce type dont on a connaissance, qui date du XIIIe siècle et provient de la cathédrale de Laon (Bibi. De la Ville, Ms 263), est précédée d’une note dans laquelle est décrite la caractérisation de tous les personnages qui interviennent, y compris la Sibylle. Quiconque l’interprétait devait être échevelé, habillé en femme, avec une couronne de lierre, et faire des gestes de dément. Bien qu on n’en conserve pas la musique, on peut supposer que la mélodie de la Sybille ne variait pas.

Tandis que l’histoire de 1’Ordo prophetarum poursuivait son chemin, atteignant son point culminant avec l’incorporation d’éléments propres de la fête de l’âne du jour de la Circoncision, celle du Sermo de symbolo pur et simple poursuivit aussi la sienne. En fait, nous connaissons très peu de versions de la Procession des prophètes, et encore moins avec la musique, alors qu’il en reste près de 50 du Chant de la Sibylle en latin, correspondant au même nombre de copies intégrales ou partielles du De symbolo. C’est peut-être parce que les vers de la Sibylle avaient été mis en musique que plus tard les autres personnages apparaissant au cours du sermon chantèrent également mais sa dramatisation partielle détermina ensuite la façon dont il était dit, seuls les vers de la Sibylle étant chantés. En effet, dès le début du XVe siècle les vers sibyllins commencèrent à être interprétés par un jeune chanteur déguisé en pythonisse, au lieu des clercs qu’il y avait habituellement.

La Sibylle ibérique

La première mention datée qu’on en ait apparaît dans un cérémonial de la cathédrale de Vic (Barcelone) de 1446, d’après lequel les vers du Iudicii pouvaient être chantés par quatre clercs, deux par deux, ou bien par la « Sibylle ». L’information est très succincte, mais elle suffit à suggérer la dramatisation du personnage, qui, à partir du moment où il prit corps comme tel, cessa probablement de chanter les vers du Iudicii en latin pour le faire en langue vulgaire. Des cérémonials comme celui de la cathédrale de Gérone du XVe siècle, disent par exemple, en se référant à l’Office des Matines de Noël, « Comme neuvième leçon, on lit le sermon Inter pressuras [ mots par lesquels commence le Sermo de symbolo], et si on le veut on fait la représentation des Prophètes ; dans le cas contraire, la Sibylle prononce le témoignage du Iudicii signum, c’est-à-dire Al jorn del judici, de la chaire ou d’un autre endroit approprié ». Les mots Al jorn del judici ne sont autres que ceux par lesquels commence le refrain du Chant de la Sibylle en langue catalane. La première version avec musique date du milieu du XVe siècle, et elle est contenue dans la deuxième partie d’un lectionnaire de la cathédrale de Barcelone (Ms 184b), qui quelques pages avant contient la version typique avec musique du Iudicii signum.

Il existe deux versions antérieures sans musique de la version catalane citée. L’une, en catalan, figure dans des Constitutions de la cathédrale de Barcelone, datées de 1415. L’autre, en occitan, fut ajoutée plus ou moins à la même époque en marge d’une page d’un lectionnaire du XIIe siècle de l’abbaye d’Aniane contenant les vers du Iudicci signum accompagnés de musique (Montpellier, Arch. De l’Hérault, Ms 58H6). Ces deux versions, la catalane et l’occitane, sont semblables, ce qui permet de supposer qu’elles proviennent toutes deux d’une autre version en occitan, ou peut-être en catalan, des environs de l’an 1400, qui n’a pas été retrouvée.

Il n’est pas hasardeux de supposer que c’est avant tout pour une raison didactique que les vers de la Sibylle furent traduits en langue vulgaire : faciliter pour les fidèles la compréhension de sa signification. Ce qui est étrange, c’est que malgré son importante diffusion aussi bien en France qu’en Italie et en Espagne, et aussi en Yougoslavie, en Autriche et au Portugal, on en connaisse uniquement des traductions en occitan (qui était la langue poétique en Catalogne au Bas Moyen Âge), en catalan, et dans la seconde moitié du XVe siècle et même plus tard, en castillan. C’est-à- dire que la diffusion des vers de la Sibylle en langue vulgaire semble s’êrtre produite uniquement en Espagne, et ce dès le milieu du XIIIe siècle, si l’on tient compte du fait que l’une des célèbres Cantigas de Santa Maria d’Alphonse X le Sage s’avère être un contre-factum ou adaptation du Iudici signum. Il s’agit de lacantiga qui termine le premier des trois recueils alphonsins, celui appelé Codex Tolède (Madrid. Bibi. Nacional, Ms 10096), et qui a pour titre De cômo Santa Maria rogue por nos o seu Fillo eno dia do Juyzio.

Malgré un si illustre précédent, il est clair que les versions en castillan du Chant de la Sibylle furent modelées sur d’autres en catalan et non sur la version alphonsine en galicien-portugais. Outre la version du lectionnaire de la cathédrale barcelonaise, on conserve une autre version avec musique de Al jorn dcl judici, datant du XVe siècle, dans un livre de choeur qui appartint au couvent des religieuses de La Concepciôn, à Pollença (Palma de Majorque), ce qui confirme la diffusion dans les territoires de l’ancien royaume d’Aragon des vers sibyllins en version catalane. Quant à la première des deux versions connues de cette pièce en castillan, elle figure, ou figurait, dans un livre de choeur des environs de 1500, aujourd’hui disparu, provenant d’un couvent de religieuses de la ville de Cuenca. L’autre version figure dans le cérémonial de la cathédrale de Tolède de 1585 (New York, Hispanic Society, Ms HC:380/897).

Structure et adaptations

Bien que le sens des vers de la Sibylle en occitan, en catalan ou en castillan soit fondamentalement le même que celui qu’ils ont en latin, il s’agit dans tous les cas d’adaptations et non de traductions littérales. Tout d’abord, les versions catalanes citées, et d’autres imprimées au XVIe siècle, se composent de douze strophes de quatre vers chacune, plus un refrain. La version de Cuenca se compose de dix-huit strophes, et celle de Tolède de cinq, toutes de quatre vers et suivies du refrain. Les strophes répètent la même musique, mais étant donné que dans les versions manuscrites la longueur des vers est variable, cela oblige à une adaptation constante de la mélodie, comme cela arrive aussi avec les versions en latin. Par contre ce n’est le cas ni des versions imprimées ni de celle de Tolède, dont les vers sont octosyllabiques, et qui se limitent donc à une répétition mécanique de la musique d’une strophe à l’autre. A la différence de ce qui arrive en ce qui concerne le texte, la musique des versions en langue vulgaire est très semblable à celle qui accompagne les vers en latin, avec une phrase musicale pour le refrain et deux autres pour les vers. Nous devons donc parler d’une plus grande stabilité dans la transmission de la musique du Chant de la Sibylle que dans celle du texte, sans que cela signifie pour autant que toutes les versions conservées, que ce soit en latin ou en langue vulgaire, soient identiques.

Bien au contraire, ces versions diffèrent entre elles, même si certains intervalles, en particulier ceux en début et en fin de phrase, restent invariables. Elles différent de l’une à l’autre dans les détails, dans les mélismes exécutés sur certaines syllabes ou certains mots, renforçant leur sens et enrichissant la composition en tant que telle, qui ne perdit jamais au Moyen Âge son ton de sobriété. Le Chant de la Sibylle, depuis ses origines jusque bien avant dans le XVIe siècle, a toujours été un chant syllabique, et cela implique que la musique ne distrait jamais de la compréhension du texte ni ne l’empêche jamais, celui-ci étant la partie essentielle de la composition, que ce soit en latin ou en langue vulgaire.

Dans les versions en catalan, le refrain de la Sibylle dit : « Al jorn del judici / parrà qui haurà fet servici » (Le jour du Jugement / ceux qui auront bien servi seront récompensés). Dans celles en espagnol, le refrain est différent: « Juizio fuerte será dado / y muy cruel de muerte » (Un jugement sera rendu fort / et très cruel de mort). Il est suivi de l’énumération des phénomènes annonçant la proximité du Jugement dernier, qui semblent tout aussi terribles et menaçants en catalan: (« Un corn adesús sonará / qui tot lo môn despertarà ; / la luna e lo sol s’escurirà, / nulla stela no luyrá », strophe IV) ,en castillan (« Perderá el sol su resplandor / y las estrellas su claror; / la luna será en error / y tornerá en negror », strophe X), ou en latin. Personne ne doute que les vers de la Sibylle aient fait leur effet, mais il est tout aussi certain qu’à mesure que le monde médiéval céda le pas à la Renaissance, leur efficacité diminua au profit d’un certain folklorisme.

Le Chant de la Sibylle, aussi bien le texte que la musique, est une pièce parfaitement adaptée au Moyen Âge, et en particulier à l’ambiance culturelle monastique qui atteignit sa plénitude au cours des Xe et XIe siècles. L’effet produit dans l’espace ouvert d’une cathédrale est différent, et c’est là que la voix de Sibylle a recours à la théâtralité si elle désire se faire entendre. Le passage du Chant de la Sibylle du monastère à la cathédrale (n’est pas un mystère, puisque le Sermo de symbolo resta présent dans la liturgie des Matines de Noël jusqu’au Concile de Trente. Ce qui n’est pas si clair, c’est à quel endroit et à quel moment laSibylle a commencé à prendre corps en tant que telle, se détachant du reste des personnages qui constituent la Procession des prophètes, et à chanter dans une langue compréhensible pour tous au lieu de le faire en latin. Cela a pu se produire dans la cathédrale de Toulouse, dans celle de Gérone ou dans n’importe quelle autre de la moitié sud de la France ou de Catalogne, peut-être à une époque de relâchement ecclésiastique comme le fut celle des années du schisme d’Avignon (1378-1417).

A partir deuxième tiers du XVe siècle, on trouve de nombreuses descriptions de l’aspect du chanteur qui, dans des cathédrales comme celles de Barcelone, Tarragone, León ou Tolède, tenait le rôle de la Sibylle. Il était habillé en femme, portait généralement un bonnet ou une perruque, et à Barcelone il en vint même à porter une queue poilue qui lui donnait l’apparence d‘une sirène, mi-femme, mi-poisson, symbole connu du Christ. A Tolède, la Sibylle était accompagnée de deux clercs portant des torches allumées, et de deux autres avec chacun une épée dégainée qu’ils soutenaient la pointe en l’air, en allusion au passage du Sermo de symbolo précédant les vers sibyllins, qui dit en latin: « Proclamons ce que la Sibylle a prédit au sujet du Christ […] pour que tous ses ennemis, comme Goliath, soient abattus par son épée ». Après avoir prononcé les mots « Ecoutez ce que je dis », le lecteur, le moment venu, laissait la place à l’intervention de la Sibylle ou de ceux qui étaient chargés d’interpréter ses vers.

Une fois la coutume de faire chanter les vers sibyllins par un jeune garçon établie, le refrain continua d’être chanté par un choeur. A partir du milieu du XVe siècle, la principale fonction des choeurs des cathédrales était d’interpréter le répertoire sacré polyphonique, auquel les principaux compositeurs de l’époque consacraient tous leurs efforts, et il est donc tout à fait normal que le refrain du Chant de la Sibylle ait alors commencé à être chanté à 3 ou 4 voix. Cela représentait une touche de modernité apportée par des artistes comme Cristóbal de Morales, Bartolomé Cárceres, Juan de Triana et d’autres à cette composition, dont le maintien allait être mis en question pour la première fois à la suite de la publication en 1568 d’un nouveau bréviaire romain, adopté à titre obligatoire pour toute l’Eglise occidentale.

 

Le bréviaire, qui suivait les recommandations du récent Concile de Trente, ne contenait pas le Sermo de symbolo, ce qui entraînait la disparition du chant de la Sibylle du répertoire sacré officiel. Dans de nombreux chapitres de cathédrales, la nouvelle ne fut pas reçue avec satisfaction, car ils craignaient que les gens n’assistent pas aux Matines de la veille de Noël s’il n’y avait pas de Sibylle. La discipline finit cependant par s’imposer aux intérêts particuliers, comme le prouvent les nombreux actes capitulaires des cathédrales du versant méditerranéen espagnol, datant du denier tiers du XVIe siècle, qui ordonnent la suppression du Chant de la Sibylle. Dans  celui de Tarragone de 1580, on donne comme raison que les « chants vulgaires», parmi lesquels celui de la Sibylle, faisaient rire, ce qui était un signe vain que les chrétiens devaient éviter. Dans un autre, de la cathédrale de Palma de Majorque, postérieur de huit ans, une note brève ordonne la suppression de la Sibylle. Cependant, trois ans plus tard, constatant que « per alias ecclesias cathedrales in Hispania », entre autres celle de Valence, elle n’avait pas été supprimée, on en autorisa à nouveau la représentation. C’est ainsi que le chant continua à être interprété jusqu’à l’intervention de l’Inquisition qui, en 1666, ordonna qu’il soit supprimé dans tout Majorque, sous peine d’avoir affaire au Saint-Office.

Survivance de la Sibylle à Majorque

Vingt-six ans plus tard, en 1692, l’interprétation du Chant de la Sibylle fut à nouveau autorisée à Majorque, ce qui donne un aperçu de la popularité qu’il avait atteint dans certaines couches sociales, capables de faire suffisamment pression pour récupérer ce qui devait déjà être considéré comme faisant partie de leur tradition propre. Ils ne manquaient pas d’arguments, car il s’avère que dans la cathédrale de Tolède, primatiale de l’Espagne, le Chant de la Sibylle ne fut supprimé qu’à la fin du XVIIIe siècle, quand il ne fut définitive ment plus du goût des fidèles. Ce qui par contre fut supprimé partout après le Concile de Trente, ce fut la lecture du sermon dont il faisait partie, et il était alors interprété en appendice des Matines de Noël, avant la Messe de Minuit. Dans la cathédrale de Majorque, et dans presque toutes les paroisses du diocèse de l’île, la Sibylle continue d’élever sa voix la veille de Noël, chantant des vers qui atteignirent le sommet de leur sens prophétique vers l’an 1000. Ils se transformèrent ensuite en rappel à l’ordre pour tous ceux qui considéraient avec confiance ou avec crainte un jugement dernier et sans jamais perdre de leur sens, ils devinrent un élément de la tradition populaire à partir du moment où l’interprétation en fut confiée à un enfant déguisé en prophétesse, qui, au lieu de chanter en latin, le faisait dans sa propre langue. Au changement d’interprète et de langue s’ajouta un troisième changement au processus plus lent mais non moins significatif: celui de la musique.

L idée initiale du Chant de la Sibille, avec quelques mélismes enjolivant çà et là l’une des notes de sa mélodie, ne devait pas satisfaire ses interprètes les plus jeunes, qui de leur propre initiative, ou suivant les indications d’autres personnes, commencèrent à l’orner avec de généreux mélismes tout à fait caractéristiques du folklore méditerranéen mais étrangers à l’esprit même de la mélodie sibylline, fonctionnelle par rapport au texte. Des versions comme celle de l’Ordinaire du diocèse de Gérone en 1550 permettent de constater les progrès de ce processus, qui se pou suivit à Tolède et à Majorque, une fois que la Sibylle cessa presque partout d’appartenir au répertoire officiel de l’église. L’augmentation des mélismes diminue la perception du texte, dont le sens, à partir d’un certain moment, ne devait guère plus intéresser des fidèles-spectateurs beaucoup plus attentifs au déroulement de l’action dramatique elle-même.

C’est ainsi que la Sibylle, transformée en l’un des rares spectacles se déroulant en Europe à l’intérieur d’un temple depuis la fin du Concile de Trente, est parvenue à survivre avec son chant tout au long du dernier millénaire, après avoir réussi à franchir le seuil du monde antique. Sa voix, quoique très assourdie, continue d’avertir des évènements qui précèderont une fin du monde, certes fuyante, pour laquelle le début de cet an 2000 était une occasion propice.

Traduit par Dominique Lange