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 Extrait du livret / From the liner notes


Alia Vox
AVSA9927



Code-barres / Barcode :  8435408090271

English version - click here

Les vingt pièces qui forment la collection musicale du CODEX TRUJILLO du Pérou, représentent un cas exceptionnel dans l’histoire des musiques autochtones du Nouveau Monde. Cet ensemble de Tonadas, Cachuas, Tonadillas, Bayles, Cachuytas et Lanchas, nous permet de connaître le répertoire propre aux traditions du pays, comme l’indique le texte d’une des Cachuas chantées, « al uso de nuestra tierra » (selon les usages de notre terre) et très spécifiquement aux chants et danses qu’affectionnaient les castes populaires vivant au « Vice reinado del Perú » à la fin du XVIIIe siècle.

La grande majorité des chants sont des Tonadas ou chansons prévues pour être dansées en chantant « para baylar cantando » et s’il est vrai que la plupart des textes sont en langue castillane, avec des déformations typiques du castillan parlé par les Indiens, on y trouve aussi des textes en Quechua et Mochica, qui montrent – comme la musique elle-même- une relation évidente avec les cultures indigènes d’origine indienne ou africaine. Tous ces éléments expliquent le style très particulier de ces « chants de la terre », qui les différencie clairement des musiques d’Espagne et de celles du Nouveau Monde, qui nous sont parvenues de la main des compositeurs de la même époque, en poste à la cour ou dans les grandes Églises du Vice Royaume du Pérou.

Nous avons donné à notre recueil le sous-titre suivant « Fiesta Mestiza en el Perú » pour bien marquer l’origine de symbioses locales et hispaniques et l’influence des peuples indiens et des Africains venus d’Afrique avec la traite des Esclaves (sans aucune volonté qu’il soit limitatif de ce que le mot « métis » signifie à l’origine); dans la fête symbolique que nous imaginons célébrer avec cette merveilleuse collection musicale de c. 1780, participent toutes les variantes de races et de castes qui vivent ensemble dans la société très riche et très stratifiée de ce Vice Royaume du Pérou ; avec au sommet de cette stratification les Espagnols et les Criollos (Blancs, mais aussi des Africains nés en Amérique), les différentes races d’Indiens, les Métis (mélange d’Indienne et Blanc, ou à l’inverse), les Noirs africains (venus comme Esclaves) et les Mulâtres (nés de Blanc et Noire).

Quand les Espagnols sont arrivés au Pérou, avec Francisco Pizarro (1532) la société indigène originale avait déjà connu, depuis plus de 2.000 ans, des cultures très riches comme celles de Nazca, Tiahuanaco, Chimú ou Chincha. Donc la formation des pratiques musicales dans cette deuxième moitié du XVIIe siècle, passe par un long dialogue entre les traditions locales et la probable influence et finale fusion avec les apports étrangers, ibériques ou africains. Finalement, même si l’on peut sentir certaines influences harmoniques, rythmiques, mélodiques ou d’instrumentations provenant des traditions musicales espagnoles ou européennes (et très majoritairement apportées par les musiciens qui accompagnèrent les Conquistadores), le répertoire du Codex Trujillo reste très fidèle à ce que nous considérons comme une synthèse exemplaire d’un langage populaire propre aux traditions locales. C’est une hypothèse qui devient certitude, si l’on constate l’originale singularité de ces Danses chantées et le peu de similitudes que l’on peut y trouver dans le répertoire ibérique et sud-américain des XVIIe et XVIIIe siècles. Tout ceci est encore plus évident si l’on prend le témoignage des 1411 aquarelles du Codex et spécialement 36 aquarelles qui, en montrant les musiciens avec leurs instruments, leurs habits et leurs chorégraphies de chaque danse, nous explique la véritable histoire des traditions populaires musicales du Pérou colonial et mettent bien en évidence le lien manquant entre les musiques anciennes du Nouveau Monde et son répertoire traditionnel si extraordinairement vivant encore aujourd’hui.

Nous avions découvert cette collection il y a bien des années, mais c’est seulement en 2002 à l’époque où nous préparions les nouveaux programmes avec les Villancicos criollos ou Folias Criollas (Alia Vox n. AV9834) que nous y avons interprété deux des cachuas para baylar cantando. La particularité même de ce répertoire nous a immédiatement surpris et fasciné, mais c’est justement cette différence qui nous a obligés à bien prendre le temps de l’étudier, pour mieux en saisir le caractère qui le distingue et le rend si spécial ; c’est un exemple unique et documenté d’une tradition populaire de ce Pérou colonial du XVIIIe siècle.

 

Avant de mentionner nos récentes et riches collaborations, je voudrais rendre hommage ici à Lorenzo Alpert et Gabriel Garrido, deux magnifiques musiciens argentins que j’ai rencontrés à Bâle, durant mes études (1968-1970) puis comme professeur (dès 1974) dans ma classe de Musique de chambre à la Schola Cantorum Basiliensis. C’est en travaillant avec eux, les musiques de la Renaissance et du Baroque Hispanique, que j’ai commencé à comprendre la réelle valeur et la correspondance de certaines traditions sud-américaines, spécialement dans l’utilisation des rythmes caractéristiques de la percussion et des « rasgueados » des guitares baroques. Quelques mois plus tard naissait Hespèrion XX, fondé par Montserrat Figueras (chant), Hopkinson Smith (luth, vihuela de mano et guitare) et moi-même, et avec la collaboration de Lorenzo Alpert (flûtes et percussions) et de Gabriel Garrido (flûtes, guitare et percussions). Par la suite chacun a fait son chemin personnel : Lorenzo Alpert est devenu un virtuose du basson baroque et Gabriel Garrido a fondé en 1981 l’Ensemble Elyma, avec lequel il réalise une extraordinaire production, notamment avec les répertoires sud-américains.

Mais retournons à notre XXIe siècle : c’est en 2005 que se produit une autre rencontre providentielle ; suite à l’invitation du Festival Cervantino de Guanajuato, devant rendre hommage à la Catalogne, pour jouer un concert avec un ensemble mexicain, je propose alors de faire un programme avec la collaboration du Tembembe Ensamble Continuo. Il se trouve que je connaissais le travail de cet ensemble, grâce à des enregistrements reçus d’un producteur cinématographique qui voulait que je réalise la bande-son d’un film se passant dans le Mexique baroque. C’est justement avec l’incorporation de ces extraordinaires musiciens, grands connaisseurs des traditions populaires, à l’ensemble constitué avec les solistes de La Capella Reial de Catalunya et d’Hespèrion XXI, que je commence à croire qu’une interprétation des œuvres du Codex est possible, car elle retrouverait ainsi son indispensable esprit et son langage, à la fois populaire et raffiné, historique et vivant.

À partir de 2010 nous commençons à travailler intégralement le recueil, dans l’objectif de le donner en concert. Quelques années plus tard en 2013 (encore la Providence !), je reçois du musicologue et musicien Adrián Rodríguez van der Spoel, comme cadeau personnel – et je profite ici pour l’en remercier et le féliciter chaleureusement – un exemplaire de son extraordinaire travail de recherche fait sur le Codex Trujillo. Son livre « Bailes, Tonadas & Cachuas · La Música del Códice Trujillo del Perú en el siglo XVIII » (Édité par Deuss Music, La Haye, 2013) est une publication très soignée et bien documentée, que je recommande vivement à tous ceux qui souhaitent approfondir leurs connaissances sur cette œuvre et son époque.

Grâce à cette étude d’Adrián Rodríguez sur le Codex Trujillo, qui met en valeur tout ce que l’on connaît aujourd’hui sur la musique de cet extraordinaire recueil, nous avons pu approfondir encore notre recherche sur le manuscrit original, qui nous sert de base de travail et d’interprétation. C’est finalement en Janvier 2016 que nous avons présenté notre première version intégrale de ce recueil, à l’occasion des différents concerts donnés au Festival de Cartagena de las Indias en Colombie autour du thème « Les Musiques du nouveau Monde ». Une année et demie plus tard, en Juillet 2017, nous avons redonné ce concert au Festival de l’Abbaye de Fontfroide et au Festival Styriarte de Graz, occasions dont nous avons profité pour réaliser le présent enregistrement grâce à l’art de notre « Maitre du son » (Tonmeister) Manuel Mohino.

Nous pensons que les musiques du Codex Trujillo, préservées grâce à la recompilation organisée par l’évêque Baltasar Jaime Martínez Compañón – un illustre représentant de ce « despotisme éclairé » si caractéristique du règne de Carlos III d’Espagne –, constituent un magnifique exemple de la valeur artistique et humaine d’un peuple qui, au-delà de l’exploitation coloniale implacable et des souffrances subies à travers les siècles (et parfois encore existantes aujourd’hui) cherche à retrouver sa dignité et un peu d’espoir, grâce à la joie de la musique et de la danse.

L’énergie inépuisable et la grâce exotique de ces rythmes et des mélodies anciennes de cette « Fiesta Mestiza en el Perú », sont la preuve indiscutable que la créativité populaire est toujours capable de produire des musiques merveilleuses, dans lesquelles beauté, émotion et joie nous parlent encore aujourd’hui avec toute la vitalité et la poésie de l’instant vécu.

JORDI SAVALL

Washington/Durham (USA)
27/30 avril 2018

 
ENGLISH VERSION

 

The twenty pieces comprising the musical collection in the Codex Trujillo del Perú are an exceptional case in the history of the indigenous music of the New World. This collection of tonadas, cachuas, tonadillas, bayles, cachuytas and lanchas offers a glimpse of the repertory native to the traditions of the country, as indicated by the text of one of the cachuas sung “al uso de nuestra tierra” (“according to the customs of our land”) and in particular the songs and dances favoured by the popular classes who lived in the “Viceroyalty of Peruat the end of the 18th century.

The vast majority of the songs are tonadas or chansons intended to be danced and sung (“para baylar cantando”), and although most of the texts are in Spanish, displaying the characteristic variants of Spanish as it was spoken by the native Indians, the collection also includes texts in Quechua and Mochica, which – like the music itself – show a clear relationship with the indigenous cultures of Indian and African origin. All these elements explain the highly distinctive style of these “native songs” which clearly sets them apart from the music of Spain and that of the New World. They have been handed down to us by composers of the same period who were active at court or in the major churches of the Viceroyalty of Peru.

Without wishing to restrict the original meaning of the word “mestizo”, we have subtitled our selection “Fiesta mestiza en el Perú [Mestizo festivity in Peru]” to underline the symbiosis between the local and Hispanic traditions and the influence of native Indian peoples and the Africans transported from Africa as a result of the slave trade. In our imaginary symbolic celebrations featuring this wonderful collection of music dating from ca. 1780, we bring together all shades of the various racial and social groups who lived side by side in the amazingly rich and highly stratified society of the Viceroyalty of Peru. These included the Spaniards and Creoles (mainly White, but also some Africans born in America) at the top of the social ladder, as well as the different native Indian communities, the mestizos (of mixed Indian and white European descent, or vice versa), and the African blacks (who had arrived as slaves) and the mulattos (of mixed white and black parentage).

By the time the Spanish arrived in Peru with Francisco Pizarro (1532), the original native Indian population had witnessed for more than 2000 years cultures as rich as those of the Nazcas, Tiahuanacos, Chimús and Chinchas. Musical practices in the second half of the 17th century were therefore the result of a long dialogue between local traditions and the likely influence of and ultimate fusion with foreign inputs, whether Iberian or African. Finally, even though it is possible to detect certain influences in terms of harmony, rhythm, melody and instrumentation of the Spanish or European musical traditions  (mainly those brought by the musicians who had accompanied the Conquistadors), the repertory of the Codex Trujillo is remarkably faithful to what we regard as a perfect synthesis of a popular style peculiar to the local traditions. This hypothesis is confirmed when we consider the unique originality of the “sung dances” and the few similarities linking them to the Iberian and South American repertories of the 17th and 18th centuries. This is all the more evident when we examine the 1411 watercolours contained in the Codex, and particularly 36 illustrations depicting musicians with their instruments and costumes and the choreographies of each dance, which chronicle the true history of the folk music traditions of colonial Peru and reveal the missing link between the ancient music of the New World and its traditional repertory that remains so extraordinarily vibrant today.

We came across this collection many years ago, but it was not until 2002, when we were preparing our new programmes based on the Villancicos criollos and the Folias Criollas (Alia Vox no. AV9834), that we performed two of the cachuas para baylar cantando. We were immediately surprised and fascinated by the essential distinctiveness of the repertory, but it was precisely that distinct quality which made it necessary for us to take time to study it and fully appreciate its special character. It is a unique and documented example of a popular tradition of 18th century colonial Peru.

Before mentioning our recent and fruitful collaborations, I would like to pay tribute here to Lorenzo Alpert and Gabriel Garrido, two magnificent Argentinian musicians whom I met when I was a student at Basel (1968-1970) and later as a teacher (from 1974) in my Chamber Music class at the Schola Cantorum Basiliensis. It was while working with them on Renaissance and Hispanic Baroque music that I began to appreciate the true value of certain South American traditions and the similarities between them, especially in their use of the characteristic percussion rhythms and Baroque guitar “rasgueados”. A few months later, Montserrat Figueras (voice), Hopkinson Smith (lute, vihuela de mano and guitar) and I founded Hespèrion XX with the collaboration of Lorenzo Alpert (flutes and percussion) and Gabriel Garrido (flutes, guitar and percussion). Subsequently, each one pursued his or her own career: Lorenzo Alpert became a virtuoso Baroque bassoonist, and in 1981 Gabriel Garrido founded the Ensemble Elyma, with whom he has built up an extraordinary output, notably in the South American repertories.

But let us return to the 21st century. In 2006 another providential meeting took place. Following an invitation from the Festival Cervantino de Guanajuato to perform a concert with a Mexican ensemble as part of a tribute to Catalonia, I proposed a programme in conjunction with the Tembembe Ensamble Continuo. I happened to be familiar with the work of this group thanks to some recordings I had received from a film producer who wanted me to provide the soundtrack for a film set in Mexico during the Baroque period. It was through the involvement of these extraordinary musicians and their expert knowledge of folk traditions, and the ensemble that they formed with the soloists of La Capella Reial de Catalunya and Hespèrion XXI, that I began to envisage the possibility of performing the pieces in the Codex, because they guaranteed the works’ essential spirit and style, which is both popular and refined, historical and yet very much alive in the present.

In 2010 we started to work on the whole collection with a view to performing it in concert. A few years later in 2013 (Providence steps in once more!), I received from the musicologist and musician Adrián Rodríguez van der Spoel, as a personal gift – and I would like to take this opportunity to express to him my warmest thanks and congratulations – a copy of the volume containing his extraordinary research on the Codex Trujillo. His book Bailes, Tonadas & Cachuas · La Música del Códice Trujillo del Perú en el siglo XVIII (published by deuss music, The Hague in 2013) is a meticulous and well-documented study that I wholeheartedly recommend to anybody wishing to acquire a deeper understanding of the work and its period.

Adrián Rodríguez’s study on the Codex Trujillo, which showcases all the existing knowledge about the music in this extraordinary collection, has enabled us to further our own research on the original manuscript, which has provided the basis for our study and performance. Finally, in January 2015, we performed our first complete version of the collection during various concerts given at the Festival de Cartagena de las Indias in Colombia on the theme “The Music of the New World”. A year and a half later, in July 2017, we again performed the concert at the Festival de l’Abbaye de Fontfroide in France and the Styriarte Festival in Graz, Austria, when we also made the present recording thanks to the artistry of our sound engineer, Manuel Mohino.

The music of the Codex Trujillo, preserved thanks to the recompilation overseen by Bishop Baltasar Jaime Martínez Compañón, an illustrious representative of that “enlightened despotism” which characterised the reign of King Charles III of Spain, constitutes a magnificent example of the artistic and human strength of a people who, despite ruthless colonial exploitation and centuries of suffering (which in some cases still persists to this day) sought to salvage their dignity and a ray of hope through the joy of music and dance.

The inexhaustible energy and exotic charm of the rhythms and age-old melodies featured in “Fiesta mestiza en el Perú” are undeniable proof that the creative impulse of ordinary people never fails to produce wonderful music whose beauty, emotion and joy continue to speak to us today with all the vitality and poetry of the living moment.

JORDI SAVALL

 

  

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