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 Extrait du livret / From the liner notes


Alia Vox
AVSA9957



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Nous sommes à l’aube du XXIe siècle, donc ce sont bien plus de sept siècles qui nous séparent de l’époque où ces musiques fascinantes furent créées et jouées. Toujours envoûtantes dans leur mystérieuse et vitale beauté, elles sont aussi parmi les musiques instrumentales du Moyen Age les plus anciennes, conservées grâce à une source écrite d’époque. Aujourd’hui, elles nous surprennent et nous touchent pleinement, grâce à leur pulsation rythmique et à leur magie poétique qui, malgré les sept cents ans d’amnésie qui les séparent de nous, sont restées étonnamment perceptibles et captivantes. Le grand siècle de Saint-Louis touche à sa fin, c’est alors Philippe IV dit « le Bel » qui est le roi de France (1285-1314) ; effectivement c’est le type même d’écriture et de notation qui nous confirme que c’est probablement vers la fin de ce XIIIe siècle, ou tout ou plus vers 1310, que la main d’un musicien anonyme a décidé de copier dans ce beau « Manuscrit du Roi » (mss. français 844 de la BN appelé aussi « Chansonnier du Roi »), ces ESTAMPIES ET DANSES ROYALES, que nous avons restaurées et ré-interprétées intégralement avec les instruments d’époque à l’occasion de ce nouvel enregistrement.

Malgré l’importance et la rareté de cette source, il faut attendre jusqu’en 1907 pour que se réalise la découverte moderne de ces ESTAMPIES ET DANSES ROYALES, avec la publication, par le musicologue français Pierre Aubry, de son intéressante étude musicologique, qu’il sous-titrait « Les plus anciens textes de musique instrumentale au Moyen Age », incluant le fac-simile et la transcription de l’intégralité de ces oeuvres. Depuis lors, ces musiques ont été interprétées et jouées en de nombreuses occasions, en concerts et en enregistrements, où par des groupes plus ou moins spécialisés dans le répertoire médiéval, mais la plupart du temps, en pièces isolées et mélangées avec différentes musiques vocales de l’époque.

Notre choix d’une édition intégrale se justifie non seulement par la grande singularité et l’importance de ce recueil, mais surtout par la beauté et l’énergie vitale qui émanent de ces musiques apparemment très archaïques mais, en fin de compte, véritablement modernes par leur caractère « improvisatoire » et leurs structure et conception géniales. Puisque notre responsabilité se situe clairement dans le domaine de ce qu’on peut définir comme « l’interprétation historiquement créative », nous n’entrerons pas dans les différents aspects musicologiques et historiques magistralement présentés par l’intéressant article de David Fallows qui accompagne aussi cet enregistrement.

L’approche artistique de l’interprétation d’une source musicale aussi ancienne et surtout si vierge de toute indication musicale –puisqu’elle ne porte aucune indication pouvant nous éclairer objectivement sur le tempo, les instruments, la fonction, le caractère, l’ornementation, etc.– (et surtout dans le cas de « La Prime Estampie » qui est incomplète), présente des difficultés et des défis considérables, qui nous obligent à des choix forcément très personnels, donc à priori très subjectifs. Cela dit, les termes personnels et subjectifs de cette démarche ne sont pas incompatibles avec une recherche musicologique, organologique et historique rigoureuse et approfondie. Tout au contraire, sans eux, on resterait plutôt dans le domaine de l’archéologie, ce qui nous empêcherait d’appréhender la réelle dimension originale et artistique d’oeuvres certainement d’autrefois, mais qui restent toujours bien vivantes et fascinantes même après les plus de sept cents ans passés.

Nos choix d’instrumentation, de caractère, de tempo, d’ornementation et d’improvisation, ont été faits après l’étude des principales sources historiques contemporaines du manuscrit. Ils ont été faits aussi après avoir consulté les nombreux textes qui nous parlent de l’Estampie ou des instruments joués selon les écrits poétiques de l’époque, comme les Leys d’Amors qui nous parlent des « Cil vieleur vielent lais Canconnetez et estampiez » ou des « Menestrel de viele (qui) ont une estampie nouvelle ». Nous avons aussi et surtout tenu compte des nombreuses informations théoriques et pratiques contenues dans les principaux traités de l’époque, tel que celui de De Musica, publié par le grand théoricien de la musique Jean de Grouchy, le parisien connu surtout comme Johannes de Grocheo (c. 1255 – c. 1320).

Tout ceci doit être assumé dans le plus grand souci de rendre à ces musiques toute leur richesse et leur fraîcheur implicite, à travers une approche qui veut récupérer le rôle créatif des ménestrels. Des musiciens capables non seulement « d’interpréter » mais aussi de « créer » avec leurs vielles à archet et leurs vielles à roue, leurs luths, leurs psaltérions, leurs flûtes, musettes et chalemies ainsi que leurs percussions, un véritable discours et un dialogue musical, grâce à leur maîtrise dans l’art de l’ornementation et de l’improvisation. Pour donner une respiration à l’écoute suivie de ces Danses et Estampies Royales, nous avons intercalé entre elles quatre oeuvres plus anciennes, où nous interprétons en version instrumentale « ex tempore » des chansons de Troubadours, d’auteurs comme Giraut de Borneill (1175-1220), Marcabru (1128-1150) et Rimbaut de Vaqueiras (1150-1207). Ce dernier composa, (selon le biographe de son temps) sa chanson Kalenda maya sur « las notas de la’stampida quel joglar fasion en las violas ». Ceci nous permet de refaire le chemin inverse : c’est la chanson qui nous aide à retrouver l’Estampie originale qui a servi de modèle à la chanson de Rimbaut.

Laissons pour finir la parole au témoin musical le plus important de l’époque, le même Jean de Grouchy (Johannes de Grocheo), qui nous explique ce que c’est que « L’Estampie », ce à quoi elle peut servir, et même quels peuvent être les effets bénéfiques de sa pratique :“La stanpite est une composition musicale sans parole ayant une progression mélodique compliquée (habens difficiles concordantiarum discretionem) et divisée en points (puncti). À cause de sa difficulté, il occupe entièrement l’esprit de l’exécutant et de l’auditeur, et souvent il distrait l’esprit des riches de mauvaises pensées”. On retrouve toujours la conviction profonde de ces ménestrels et musiciens poètes, qui savaient déjà tout le pouvoir que peut avoir la musique dans l’éducation de l’Homme.

JORDI SAVALL


Paris, Janvier 2008

 
ENGLISH VERSION

 

As we stand at the dawn of the 21st century, more than seven hundred years separate us from the age when this fascinating music was created and performed for the first time. Still breathtakingly mysterious and vibrantly beautiful, it is one of the earliest surviving collections of medieval instrumental music, preserved thanks to a written source dating from the period. These pieces still surprise and move us today, thanks to their rhythmic beat and poetic charm which, in spite of the seven centuries of amnesia separating them from us, remain astonishingly clear and captivating. The age of crusading King Louis IX was at an end and Philip IV, called “the Fair”, was now King of France (1285-1314); indeed, the very manner of writing and the notation of the manuscript confirm that it was probably at the end of the 13th century, or at the very latest around 1310, when an anonymous musician decided to copy down in this fine “Manuscrit du Roi” (mss. français 844, Bibliothèque Nationale, also known as “Chansonnier du Roi “), the ESTAMPIES ET DANSES ROYALES, which we have restored and re-interpreted in full in this new recording, using period instruments.

Surprisingly for such a rare and important source, it was not until 1907 that these ESTAMPIES ET DANSES ROYALES were rediscovered for the modern era, thanks to the French musicologist Pierre Aubry’s publication of his interesting study subtitled “Les plus anciens textes de musique instrumentale au Moyen Age” (“The earliest surviving texts of medieval instrumental music”), including a facsimile and a complete transcription of the works. Since that time there have been numerous interpretations and performances of these pieces in both concerts and recordings by groups more or less specialising in the medieval repertory, although they have for the most part featured isolated pieces combined with vocal music from the same period.

Our decision to record a complete version is justified not only by the uniqueness and importance of this collection, but above all by the beauty and energy of the music which, although ancient, is nevertheless truly modern in terms both of its improvisational quality and its brilliant structure and conception. Given that our remit lies firmly within the domain of what might be called “historically creative performance”, we shall not now go into the various musicological and historical aspects that have been so ably discussed in the interesting article by David Fallows which also accompanies this recording.

Any artistic approach to the performance of a musical source so ancient and, above all, so void of musical indications, since the manuscript bears no objective indication as to tempo, instruments, function, character, ornamentation, etc., (and particularly in the case of the incomplete “La Prime Estampie”), poses considerable difficulties and challenges which force us to make a number of highly personal and therefore necessarily subjective choices. Having said that, the personal and subjective nature of the process is not incompatible with the demands of a thorough and rigorously historical and organological approach to musicological research. On the contrary, without that personal engagement we would have been confined to mere archaeology, unable to grasp the truly original and artistic dimension of works which, although creations of a bygone age, remain vibrant and fascinating even after seven centuries.

Our choice of instrumentation, character, tempo, ornamentation and improvisation was based on a study of the principal historical sources dating from the time of the manuscript: namely, the numerous texts which refer to the estampie and the instruments on which it was played; poetic texts from the period, such as the Leys d’Amors which tell us that “the vielle-player plays chansons and estampies” and the “Minstrel who plays the vielle has a new estampie”, and above all the substantial body of theoretical and practical information contained in the principal treatises of the age, such as De Musica, published by the great musical theorist Jean de Grouchy, the Parisian commonly known as Johannes de Grocheo (c. 1255 – c. 1320).

All this must be undertaken with the greatest possible care to render to the full the implicit richness and spontaneity of the music by adopting an approach which aims to rediscover the creative role of the minstrels, whose task is not merely to “interpret”, but also to “create” a genuine musical discourse and dialogue through their natural talent for improvisation. It is in this spirit that we have interspersed with these Royal Dances and Estampies four “Estampies Anciennes” based on an extempore instrumental performance of earlier troubadour songs by authors such as Giraut de Borneill (1175-1220), Marcabru (1128-1150) and Raimbaut de Vaqueiras (1150-1207), who (according to a contemporary biographer) composed his song Kalenda maya to “the tune of the estampie that the minstrels played on their fiddles”. This allows us to retrace the path, via the chanson, back to the original estampie which served as the model for Raimbaut’s chanson.
Let us leave the last word to the greatest musical commentator of the age, to Jean de Grouchy himself, who describes the nature, the possible uses and even the potentially beneficial social effects of performing the “estampie”: “The estampie is a musical composition without words which has a complex melodic progression (habens difficiles concordantiarum discretionem) and which is divided into points (puncti). Because of its difficulty, it totally absorbs both the performer and the listener, and often distracts the minds of the rich from wicked thoughts” – an echo of the profound and abiding conviction of those early minstrels and poet-musicians, who even then were aware of the powerful influence that music can have in the education of human beings.

JORDI SAVALL
Paris, January 2008

Translated by Jacqueline Minett

 

  

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