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WUNDERKAMMERN (__/201_) 
(Blog de Jean-Christophe Pucek
qui n'est plus accessible sur la Toile)

Ramée
RAM1402




Code-barres / Barcode : 4250128514026
 

 

Analyste: Jean-Christophe Pucek
 

« Qui nous eût dit alors que cette ville charmante et paisible, amoureuse de l’étude et des savantes recherches, guerrière cependant malgré son air de bonhomie patriarcale, et bouclant autour de ses reins une ceinture de canons, serait un jour attaquée avec une si incroyable furie ? Lorsque nous regardions, le soir, le Chariot, la Petite Ourse et Cassiopée scintiller comme des points d’or derrière les dentelles noires du Münster, qui jamais aurait pensé que ces douces lueurs d’étoiles eussent pu être éteintes par le flamboiement sinistre des bombes ? Et cependant, une pluie de fer tombe nuit et jour sur le Münster, brisant les clochetons, mutilant les statuettes, perçant les voûtes des nefs et écornant l’horloge avec son peuple de figurines et ses millions de rouages. La bibliothèque, unique au monde en son genre, a brûlé. Des incunables provenant de l’ancienne commanderie de Saint-Jean de Jérusalem, l’Hortus deliciarum dû à Herrade dite de Landsberg, abbesse de Sainte-Odile à la fin du douzième siècle, le poème de la Guerre de Troie composé par Conrad de Wurzbourg, les poésies de Gaspard de Haguenau, des missels, des bréviaires, des manuscrits à miniatures, cent cinquante mille volumes du choix le plus rare sont réduits en cendre. La rue de la Nuée-Bleue, dont le nom romantique nous plaisait, a perdu plusieurs maisons, et le théâtre n’est plus qu’un monceau de décombres. »

 

Charles Winter Temple Neuf (BM Strasbourg 112 Z 19)La nuit du 24 au 25 août 1870 dut, pour maint Strasbourgeois, briller des lueurs effroyables de l’Armageddon. J’ai souhaité ouvrir cette chronique par un large extrait du récit désolé et pourtant non exempt de poésie que livre un amoureux de la cité alsacienne, Théophile Gautier, des dégâts irréversibles provoqués par le déluge des obus prussiens, dans un article intitulé « Une nouvelle madone. La statue de Strasbourg » paru le 17 septembre 1870 dans le Journal officiel puis repris dans ses Tableaux de siège, Paris 1870-1871 (Charpentier, 1871). L’écrivain a raison d’y insister sur l’immense catastrophe patrimoniale que représenta l’incendie de la Bibliothèque, alors la deuxième de France pour le nombre d’ouvrages conservés, dont certains manuscrits uniques tels le célèbre Hortus deliciarum de Herrad von Landsberg ou des œuvres du non moins renommé Maître Eckhart. Par chance, si l’on ose employer ce mot dans pareil contexte, la richesse inestimable de ses collections avait attiré en nombre chercheurs et curieux, et certains d’entre eux furent même suffisamment bien inspirés pour prendre des copies de tout ou partie des codex qu’ils consultaient. Parmi ces savants, Philipp Wackernagel se concentra plus particulièrement sur l’œuvre d’un poète et musicien actif durant la première moitié du XVe siècle, Heinrich Laufenberg, dont il édita, en 1867, les quelque 120 chansons – dont 17 pourvues d’une mélodie sans qu’il soit possible de dire si ce nombre était ou non plus important – transmises par un manuscrit strasbourgeois détruit par les flammes trois ans plus tard.

 

Le peu que l’on sait de Heinrich Laufenberg nous donne, au mieux, l’esquisse d’un itinéraire plus que celui d’une biographie. Il était très probablement originaire de Fribourg-en-Brisgau où on peut le supposer né aux alentours de 1390 et où il fit une partie de sa carrière ecclésiastique en qualité de chapelain de 1421 à 1424, date à laquelle il y acquit une maison, avant qu’on le retrouve – notons toutefois qu’il n’est pas absolument certain qu’il ne s’agisse pas d’un homonyme – à Zofingue, Maître anonyme Alsace La Pentecôte 1436 Speculum humanæ salvationis ms Hs 179 fol 94vdans l’actuelle Suisse, en qualité de doyen du chapitre collégial de Saint-Maurice en 1433-1434, puis qu’il revienne avec ce même titre à la cathédrale de Fribourg-en-Brisgau sans doute en 1441. L’heure de la retraite sonna pour Laufenberg en 1445 ; il la passa à Strasbourg, à la Commanderie Saint-Jean où il mourut le 31 mars 1460. Voici pour ce qui est à peu près certain, auquel il faut ajouter la liste des œuvres que laisse notre religieux ; outre les chansons déjà citées, on note, entre autres, plusieurs poèmes didactiques dont seul le Regimen (1429), un traité de 6000 vers consacré à l’hygiène du corps, a été intégralement préservé grâce à sa forte diffusion, une traduction en rimes du Speculum humanæ salvationis (Spiegel menschlichen Heils, 1437) ainsi qu’une épopée mariale en vers, le Buch der Figuren, tous disparus dans l’incendie de la Bibliothèque de Strasbourg.

 

Fait suffisamment rare à l’époque pour être souligné, la majorité des productions de Laufenberg est datée, ce qui permet d’avoir une idée très précise de la partie la plus active de sa carrière, qui prit place entre 1418 et 1445. Le corpus des chansons, que celles-ci soient des compositions originales ou des contrafacta, en l’occurrence des mélodies profanes sur lesquelles il adapta un texte sacré, est tout à fait passionnant car, outre la beauté des pièces qui peuvent encore être chantées aujourd’hui, la piété qui se dégage d’elles est en parfaite concordance avec l’expression artistique principale qui se développa dans les territoires rhénans durant les cinquante premières années du XVe siècle et que les historiens de l’art du XXe siècle nommèrent weicher Stil (style « doux » ou « velouté »), illustré, dans le domaine de la peinture, par des artistes comme le Maître de sainte Véronique ou le Maître du Triptyque des Saints patrons, encore identifié à tort aujourd’hui avec Stefan Lochner et très probable premier maître de Hans Memling, et, dans celui de la sculpture, par la tradition des « Belles madones » dont un musée comme celui d’Unterlinden à Colmar offre un aperçu saisissant. Maître du Triptyque des Saints patrons olim Stefan Lochner Saint Matthieu sainte Catherine d'Alexandrie et saint Jean l'ÉvangélisteUne œuvre comme le Jardin de Paradis, peinte à Strasbourg une trentaine d’années avant que Laufenberg s’y installe, restitue parfaitement l’atmosphère paisible et rêveuse de sa musique, le subtil mélange entre inspirations profane et sacrée (la représentation de ce Paradis qui n’en est, soit dit en passant, pas un est modelée sur celle d’une cour d’amour) sur lequel repose une partie de son charme, sa volonté de solliciter la sensibilité de l’auditeur pour éveiller sa piété (la devotio moderna est alors en pleine expansion) et susciter son adhésion envers le discours moral développé dans les textes, qu’ils prêchent le mépris des attraits du siècle (Ein lerer rúft vil lut, dialogue entre un maître et un jeune homme, le plus sage finissant par mettre le plus insouciant dans le droit chemin) ou l’aspiration aux joies célestes (la « maison » tant espérée dans Ich wölt, daz ich do heime wer), son choix de s’en tenir à une grande netteté de construction pour que rien ne vienne brouiller son message, une exigence de simplicité que l’on retrouve également dans les illustrations des Bibles d’images ou les textes traduits en langue vernaculaire à la même époque dont le trait que nous jugeons parfois fruste vise avant tout à l’accessibilité et, par là-même, à l’efficacité des images. Deux ou trois ans après la mort de Laufenberg, un sculpteur de grand talent vint s’installer à Strasbourg et y illustrer par une série de chefs-d’œuvre un style de représentation moins abstrait, plus soucieux de vérité psychologique ; avec Nicolas de Leyde, une nouvelle ère expressive s’ouvrait indubitablement, mais sous ses paupières mi-closes, son Homme accoudé semble toujours suivre aujourd’hui une rêverie toute intérieure qui n’est sans doute pas très éloignée de l’univers de notre compositeur.

 

Pour son premier disque, l’Ensemble Dragma frappe un grand coup et se place d’emblée à un niveau d’excellence que bien des formations pourraient lui envier. Il faut dire que ce tout jeune trio fondé en 2012, auquel se joignent ponctuellement ici deux musiciennes invitées, réunit des pointures dans le domaine de la musique ancienne : Jane Achtman fait partie de Musicke & Mirth, Agnieszka Budzińska-Bennett a fondé l’Ensemble Peregrina dont les productions sont souvent et justement remarquées tandis que Marc Lewon, à la tête de son Ensemble Leones, collectionne les éloges pour la pertinence des programmes qu’il propose — son anthologie consacrée à Oswald von Wolkenstein est un des plus beaux enregistrements de l’année 2014. La réunion de ces talents nous offre un disque d’une richesse, d’une cohérence et d’une justesse totales de la première à la dernière note, à tel point d’ailleurs qu’on ne sait plus qu’applaudir en premier. On louera donc, dans un premier temps, la solidité des recherches musicologiques qui ont présidé à ce projet, lequel nous donne à entendre un Laufenberg proprement inouï dont la restitution des œuvres a été totalement repensée à la lumière de leur source primaire et des différents travaux éditoriaux qui se sont succédés depuis — je renvoie le lecteur curieux à la notice signée par le toujours éclairé et éclairant Marc Lewon. Il faut ensuite souligner l’intelligence du programme qui, outre des pièces inédites de Laufenberg, met en perspective sa production tant avec celle d’un de ses principaux inspirateurs, Ensemble Dragma Hans-Joerg Zumstegle Moine de Salzbourg, qu’avec le répertoire instrumental qui prenait vers la fin de sa vie un notable essor (Buxheimer Orgelbuch, Wolfenbütteler Lautentabulatur, etc.) Ce subtil jeu de correspondances élargit considérablement les horizons de cette réalisation qui semblent se multiplier au fil des écoutes. Enfin, et ce n’est pas le moindre compliment, je tiens à saluer la très haute qualité artistique de cette entreprise, tant du point de vue du chant, parfaitement maîtrisé, nettement articulé, philologiquement informé, d’une éloquence et d’un investissement constants – le timbre chaud d’Agnieszka Budzińska-Bennett offre une palette d’émotions d’une grande séduction –, que du point de vue instrumental. On m’objectera ce que l’on voudra, mais il est profondément rassérénant, pour qui aime les musiques médiévales, de les voir restituées avec des moyens conformes à ceux de leur époque, sans percussions intrusives, sans quincaillerie exotique, sans acrobaties vocales clinquantes, utilisés avec une sûreté technique telle qu’elle permet une liberté et une expressivité maximales sans qu’il soit besoin d’avoir recours à des artifices qui démontrent surtout que les interprètes ne croient pas suffisamment au répertoire qu’ils portent pour le laisser être ce qu’il est. On sait donc tout particulièrement gré à l’Ensemble Dragma de ressusciter Heinrich Laufenberg pour nous avec tant d’humilité, d’honnêteté, mais aussi de courage et parfois même de hardiesse, et à Ramée, label tenace et audacieux, d’avoir publié ce travail en tout point méritoire qui, à n’en pas douter, fera partie des disques qui compteront cette année, feront date et vers lesquels on reviendra souvent.

 © Jean-Christophe Pucek (2015)
 

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