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WUNDERKAMMERN (__/201_) 
(Blog de Jean-Christophe Pucek
qui n'est plus accessible sur la Toile)


Raumklang
RK3403




Code-barres / Barcode : 4018767034035

 

Analyste: Jean-Christophe Pucek
 

Malgré quelques réalisations méritoires – je songe notamment à des disques déjà anciens de Cantus Cölln, du King’s Consort ou l’Ensemble Alte Musik Dresden –, on a parfois tendance à oublier un peu vite que la vie musicale à Leipzig ne commença pas avec la nomination au poste de cantor de Saint-Thomas, en 1723, d’un certain Johann Sebastian Bach qui devait certes apporter à la cité un surcroît de renommée, quoique inférieure à celle que lui avait conféré Telemann lors de son séjour de 1701-1705. Quand on se penche sur la liste de ses prédécesseurs et que l’on a la curiosité d’aller écouter les enregistrements, hélas trop rares, documentant leur production, dont la transmission a été quelquefois assez aléatoire (le cas de celle de Johann Schelle est, sur ce point, tristement édifiant), on est surpris de se trouver systématiquement en présence de compositeurs possédant toujours un métier très sûr et souvent un incontestable talent.

 

 

Sauf erreur de ma part, aucun ensemble ne s’était jusqu’ici risqué à consacrer une monographie à un de ces cantors d’avant Bach dont le nom est encore moins fréquemment cité, s’il se peut, que ceux de Kuhnau, Schelle ou Knüpfer, Tobias Michael. Une très lourde tâche incomba au deuxième fils de Rogier Michael, un musicien originaire des anciens Pays-Bas qui fit carrière au sein de la Hofkapelle de Dresde, dont il assura la direction de 1587 à sa mort en 1619, son assistant, qui n’était autre que Heinrich Schütz, lui succédant : celle de prendre la suite de celui qui fut sans doute, un siècle avant Jean-Sébastien, le plus brillant cantor de Saint-Thomas, Johann Hermann Schein. Le milieu dans lequel grandit le jeune Tobias, né sur les bords de l’Elbe en juin 1592, était naturellement favorable au développement de ses capacités musicales et c’est sans surprise qu’après avoir reçu l’enseignement de son père et chanté sous sa direction, puis étudié la théologie et la philosophie à l’université de Wittenberg entre 1613 et 1618, il fut nommé, dès 1619, Kapellmeister de la Neue Kirche de Sondershausen, en Thuringe. Deux ans plus tard, l’incendie qui dévasta l’église et le château de cette cité mit un coup d’arrêt à ses ambitions avec lesquelles il ne devait renouer qu’en 1630, ayant occupé entre temps différents postes administratifs auprès de ses employeurs thuringiens. Le 19 novembre, Schein mourut à Leipzig et Tobias Michael, dont on sait qu’il était en relation épistolaire avec lui, posa sa candidature à son poste ; il fut choisi sans trop d’hésitations en décembre et prit ses fonction en juin de l’année suivante pour les tenir jusqu’à sa mort, le 26 juin 1657.

 

Si elle n’a pas échappé à un certain nombre de pertes, la production de Tobias Michael, restreinte à cause de sa santé tôt chancelante, a été relativement bien préservée ; les deux livres formant la Musicalische Seelenlust, Tobias Michael Musicalische Seelenlust Première partietitre que l’on peut traduire par « plaisir musical de l’âme », publiés respectivement en 1634-35 et 1637, en constituent le principal achèvement. Ce recueil est intéressant à plus d’un titre, d’autant que ses deux parties ne sont pas exactement semblables malgré l’allégeance générale qu’elles font aux innovations venues d’Italie. La première, constituée de trente madrigaux spirituels pour cinq voix et basse continue, se place indiscutablement dans le sillage d’Israelis Brünnlein de Schein (1623), tant par la distribution choisie que par le style, marqué par une recherche constante d’expressivité tempérée dans ce qu’elle pourrait d’aventure avoir de trop démonstratif par le luthéranisme ; la seconde, placée par le compositeur sous le patronage de Kapsberger, gagne en variété ce qu’elle perd en unité et propose cinquante concerts spirituels, douze pour solistes, douze en duo, et les vingt-six autres pour des effectifs variés et parfois importants puisque certains font appel à des instruments obligés. Il est intéressant de noter à quel point Tobias Michael définit ces musiques nées au cœur des terribles tourments de la Guerre de Trente ans en utilisant abondamment des images sensuelles, « plaisir de l’âme », « art madrigalesque singulièrement charmant », « petits soupirs de la foi » et, à l’écoute, c’est effectivement cette dimension affective qui s’impose immédiatement à l’esprit, le caractère intimiste des pièces faisant immanquablement songer au rapport personnel à la foi diffusé en Europe, dès la fin du XIVe siècle, par les adeptes de la devotio moderna. L’illustration du texte demeure au cœur du propos de ces œuvres et le compositeur y use avec beaucoup de science de l’arsenal rhétorique emprunté à l’Italie afin de mieux en renforcer l’expression, qu’il s’agisse des dissonances comme le montre, par exemple, celle qui souligne le mot « schreien » (cris) au début de Höre mein Gebet, des changements de rythme pour distinguer les différents épisodes au sein d’un même morceau ou d’effets dramatiques pour suggérer une action — la hâte des fidèles est ainsi réellement, presque visuellement, perceptible dans Kommt, wir wollen wieder zum Herren. Notons enfin qu’une certaine virtuosité vocale se fait jour dans les pièces solistes ou en duo, sans jamais tomber dans l’excès, destination et sans doute également tempérament obligent ; l’air ultramontain avait décidément trouvé en Saxe une terre accueillante pour pouvoir souffler.

 

 

L’Ensemble polyharmonique signe avec cet enregistrement dédié Tobias Michael un premier disque ambitieux et réussi. Il faut d’emblée saluer le courage de ces musiciens qui, au lieu d’assurer leurs arrières en s’abritant derrière un répertoire rebattu, ont préféré nous offrir la découverte de musiques demeurées jusqu’ici inédites. Et ils le font bien, unis dans une véritable harmonie d’ensemble, parfaitement illustrée par Der Herr ist mein Hirte qui s’affranchit totalement de la basse continue et constitue un des plus beaux moments de cette réalisation, qui ne verse pas dans une volonté exagérée d’homogénéisation, mais préserve au contraire l’identité de chaque voix jusque dans ses petites aspérités et passagères inégalités. Ensemble polyharmonique projet Tobias MichaelAvec beaucoup de présence et une justesse jamais prise en défaut, le petit groupe dirigé avec finesse et maîtrise par le contre-ténor Alexander Schneider, dont l’art me rappelle avec bonheur celui de Carlos Mena, investit ces pièces avec un engagement de tous les instants entièrement mis au service de textes dont les nuances sont scrutées et restituées avec une indéniable et réjouissante intelligence. Les chanteurs parviennent, avec une certaine aisance, à trouver le juste équilibre entre intériorité et expressivité et leur ferveur est communicative pour qui accepte de les suivre sur le chemin qu’ils ouvrent, tandis que le continuo (viole de gambe, théorbe et orgue positif) participe lui aussi pleinement à cet élan par son soutien réactif mais jamais intrusif ou indiscret. Notons, pour finir, que ce projet est servi par une prise de son naturelle et précise de Sebastian Pank qui déploie toujours un soin très appréciable dans les captations qu’il réalise pour son label.

 

 

Cette résurrection du Musicalische Seelenlust de Tobias Michael est donc un disque important qui nous permet, dans d’excellentes conditions artistiques, d’affiner nos connaissances sur le legs des cantors de Leipzig et de découvrir un compositeur tout à fait intéressant. Il serait judicieux que l’Ensemble polyharmonique, dont le prochain disque dédié à Cavalli et Grandi est d’ores et déjà enregistré, puisse un jour se pencher sur ses œuvres à plus grands effectifs, ce qui nécessite bien sûr des moyens qui sont aujourd’hui hors de portée d’un ensemble qui n’a quelques années d’activité ; ce qu’il donne à entendre ici le désigne cependant comme faisant partie de ceux que l’on suivra désormais avec la plus grande attention.

 

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