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WUNDERKAMMERN (02/2015) 

 
(Blog de Jean-Christophe Pucek
qui n'est plus accessible sur la Toile)

Agogique
AGO013




Code-barres / Barcode : 3700675500139

 

Analyste: Jean-Christophe Pucek
 

La réalisation que j’ai retenue est parue à l’automne 2013 et elle présente, à mes yeux, deux avantages majeurs, celui d’être la première à rassembler un florilège conséquent de pièces vocales signées par Orazio Michi, et que ces dernières soient suffisamment diverses pour embrasser en un seul mouvement l’élevé et le vulgaire, le savant et le populaire. Ne nous trompons cependant pas, ce compositeur dont le surnom de dell’Arpa indique l’instrument dont il était un virtuose ne fut pas un musicien des rues puisque lorsqu’il commence à être documenté en 1613, il fait partie de la maison du riche cardinal Montalto au service duquel il demeura dix ans durant, jusqu’à la mort de cet homme suffisamment puissant pour faire sculpter son portrait par Le Bernin (aujourd’hui à la Kunsthalle de Hambourg) et qui devait particulièrement goûter l’art de Michi si l’on en juge par la munificence du traitement qu’il lui accordait. À la mort de son généreux protecteur, le fait que le harpiste n’eut aucun mal à se faire accueillir dans l’entourage de prestigieux dignitaires ecclésiastiques comme Maurice de Savoie ou Francesco Barberini en dit long sur sa renommée, laquelle est confirmée par les témoignages contemporains dont l’un fait de lui l’égal, pour son instrument, de Kapsberger et Frescobaldi pour le leur — excusez du peu. Si son étoile a pu pâlir à la fin de son existence – il mourut à Rome le 27 octobre 1641 âgé de 46 ans – qui semble avoir été assombrie par une infirmité, son testament nous transmet l’image d’un homme vivant dans l’aisance qui prit grand soin de distribuer ses biens en songeant aussi bien aux humbles qu’aux puissants.

 

Si l’on ignore tout de ses origines et des maîtres qui l’ont formé, même si l’on a d’excellentes raisons de penser que ces derniers furent napolitains, la production conservée de Michi qui, par un singulier paradoxe, est exclusivement vocale, nous le décrit comme un compositeur cherchant à susciter l’émotion en misant à la fois sur une approche très précise des textes qu’il met en musique et sur des effets théâtraux parfois un rien appuyés mais toujours extrêmement efficaces. Il faut frapper l’auditeur avec le plus d’immédiateté possible, le saisir, le surprendre, le désarçonner et au sens propre du terme l’étonner, quand bien même le sujet traité est d’inspiration religieuse — il est toujours bon de rappeler que la frontière entre sacré et profane était beaucoup moins nette au XVIIe siècle qu’elle l’est depuis le XIXe. Cette volonté de se mettre le plus directement possible à la portée de l’auditeur ne serait-ce que par l’utilisation exclusive de l’italien, de le prendre à partie au moyen d’interjections ou d’impératifs, se manifeste également par l’utilisation de tournures à forte saveur populaire, y compris dans des airs à visée morale ; c’est ce que montrent, par exemple, Alma chi te sollevi dans lequel les « désirs fous et trompeurs » sont soulignés par un rythme de danse, ou Pensier ch’al ciel s’en vola, éloge de la vertu troussé sur un air de canzonetta, autant de mélodies et de rythmes qui s’inscrivaient naturellement dans le paysage sonore urbain, au même titre que les activités les plus triviales que Claude Gellée peint (ou fait représenter) à l’avant-plan de sa Vue de Rome de 1632, dont l’arrière-plan accueille rien moins que le Couvent des Minimes, l’Église de la Trinité des Monts et même la résidence d’été du pape sur le Quirinal — pouvait-on rêver contraste plus baroque entre ce décor hautement religieux et une scène de prostitution ?

 

Ce mélange des genres que le tableau nous donne à voir, Françoise Masset et les instrumentistes de La Gioannina nous le donnent à entendre avec un brio certain. Le choix a été fait d’une vocalité dont l’ornementation assez exubérante, si elle peut dérouter ceux qui n’en sont pas coutumiers, rend parfaitement justice à l’abondance de contrastes dont se nourrit la musique de Michi. Il y a, dans ce disque, un engagement constant et parfaitement assumé qui nous ramène aux premières heures du Poème Harmonique qui, dans un répertoire proche, avait produit coup sur coup deux disques flamboyants (Castaldi en 1998, Belli en 1999) — on était loin alors de l’embourgeoisement qui prévaut aujourd’hui. On saluera donc, dans ce disque de La Gioannina, une prise de risques maximale que soutient une connaissance approfondie d’un répertoire exhumé avec courage, la préférence accordée à l’expressivité sur le seul esthétisme vocal, l’attention apportée à l’articulation et à la lisibilité, tant dans les airs que dans les pièces instrumentales, interprétées avec une finesse et un sens de la couleur remarquables, l’écoute mutuelle des musiciens et l’intelligence globale d’un projet – qui, bonne nouvelle, devrait connaître une suite cette année – où tout a été pensé avec un soin extrême, jusqu’au texte d’accompagnement de Rémi Cassaigne, un modèle du genre, cette maîtrise de l’ensemble se faisant cependant totalement oublier pour laisser dans l’oreille un grand sentiment de naturel et de liberté — n’est-ce pas aussi ça, la sprezzatura ?

 

Puissent ceux d’entre vous qui auront la chance de flâner dans les salles des Bas-fonds du Baroque emporter dans leur mémoire ces pièces d’Orazio Michi et de ses contemporains et je suis certain qu’en s’arrêtant devant telle ou telle œuvre, ils entendront à quel point les univers des palais et des rues s’y mêlent et s’y répondent plus qu’on le croit. E che vuoi più ?

© Jean-Christophe Pucek (2013)

  

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