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Le Monde 13/03/2003
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Interview par : Renaud Machart

 

Jordi Savall, une viole dans la nuit catalane

Le musicien, mondialement connu depuis le film "Tous les matins du monde", joue à Paris avec sa femme, la chanteuse Montserrat Figueras.

Mauricio Kagel, le compositeur, s'est amusé à rapporter la physionomie et la psychologie des musiciens aux instruments qu'il pratiquent. En ce sens - si cette analyse en a quelque peu - et en l'appliquant à la voix parlée, l'intonation et les couleurs vocales de Jordi Savall seraient à l'image de celles de la viole de gambe, son instrument : une voix comme toujours au bord de la brisure, comme l'est celle d'un enfant à l'approche de la mue, ainsi que l'a si bien dit l'écrivain Pascal Quignard. Une voix aux couleurs cendrées, presque atones, aux inflexions chuintées. La voix d'un homme subtil, au calme infini, de ce calme qui a toujours été le sien, du temps même qu'il n'avait pas encore ce sel dans la barbe couleur poivre. Jeune, il avait déjà cette maturité, cette densité de l'âge qui le fait aujourd'hui, à 61 ans, paraître inchangé.

Voici presque quarante ans que Jordi Savall a renoncé au violoncelle pour la viole, découverte en 1965, en un temps qui ne connaissait nul modèle ou professeur convaincant. Voici presque quarante ans qu'il fit ses débuts dans la musique ancienne au côté de Victoria de Los Angeles, dans le groupe de musique ancienne catalan auquel la diva aimait collaborer. Presque trente ans que son ensemble Hesperion XX fut fondé. Presque trente ans que ses premiers disques, consacrés aux suites de François Couperin et de Marin Marais ont été enregistrés, qui faisaient le bonheur d'un club encore fermé d'affidés de la musique ancienne.

Cette manière d'hidalgo était loin d'imaginer alors qu'il deviendrait une star planétaire grâce au succès, en 1991, du film d'Alain Corneau Tous les matins du monde, d'après Pascal Quignard, dont Savall a conçu et interprété la musique. Un film qui a non seulement donné pignon sur rue à la musique ancienne tout entière, mais a offert la plus belle des vitrines à la viole. Désormais, les douaniers prennent les violoncelles pour des violes de gambe, suprême et ironique revanche.

Car il n'y a rien de commun entre la basse de la famille des violons et cet instrument aux richesses harmoniques et aux subtilités d'élocution plus grandes. "Certes, la viole a moins de puissance, de projection, mais nous avons à notre disposition des modes de jeu qui permettent de donner une souplesse incomparable aux mouvements d'archet. En variant la pression sur le crin même, c'est tout une gamme de sons et d'expressions que nous pouvons moduler, s'enthousiasme Savall. C'est cette souplesse et cette douceur qui nous ont donné envie, à mon épouse, Montserrat Figueras, et à moi-même, de l'utiliser dans une berceuse de Manuel de Falla, dans son dernier récital, Ninna Nanna, que nous avons publié sous notre propre label, Alia Vox, fondé il y a cinq ans. Certains crieront au scandale, mais je ne me situe ni du côté des rigoristes ni de celui des amateurs en matière de style. Il faut reconnaître à la musique cette part d'immatérialité, au-delà des époques et des genres, et, ce qui compte, c'est le goût, ce fameux goût que recommande François Couperin."

QUAND MONTSERRAT CHANTE

Il revient vite à Montserrat, la femme de sa vie, à la voix mélancolique, poignante - inchangée depuis trente ans elle aussi. Il faut, pour le comprendre, avoir observé le regard amoureux de Jordi, en concert, quand Montserrat chante. "Je suis toujours embarrassé, dans un entretien comme celui-ci, de devoir tirer la couverture à moi, alors que nous avons tout fait en commun depuis le début. Nous nous sommes rencontrés dans la classe de violoncelle du conservatoire de Barcelone. La plus belle preuve de tout ceci ce sont nos enfants, notre fille, qui est harpiste et chanteuse, et notre fils, qui a bifurqué vers le jazz, qui n'est pas du tout éloigné de la musique ancienne. Et le jazz, c'est aussi la nuit, un moment pour moi privilégié..."

Comme pour Mélanie de Sélignac, l'héroïne aveugle de La Lettre sur les aveugles, de Diderot, la nuit est, selon Savall, un moment essentiel à la musique. La manière de travailler du Catalan en a effrayé plus d'un, car il n'est pas rare d'apprendre qu'un enregistrement, commencé vers 23 heures, s'est terminé à l'aube... "Au-delà de mes horaires personnels, cette habitude et cette manière de travailler m'est venue il y a presque trente ans, lorsque j'ai enregistré mes premiers disques de viole pour Michel Bernstein, dans une petite église qui se trouvait près d'un aéroport de la région parisienne. On était obligés d'attendre que les avions cessent de décoller et d'atterrir pour travailler."

"En plus d'une propension naturelle à aimer le silence propre à la nuit, je trouve au milieu de celle-ci une qualité de son, d'atmosphère, qu'on ne capte que fort rarement le jour, poursuit Savall. Et puis, il y a une dimension que j'aime, qui intervient à ce moment de bascule, quand la fatigue vous gagne, et que, avant qu'elle ne vous assomme, elle vous fait sortir de vous-même, vous fait vous oublier. Alors, sans qu'on sache pourquoi, on se laisse parfois gagner par des sortes de petits miracles. Au fond, est-ce qu'on ne ferait pas de la musique pour cela même, pour ce frisson, ce moment insaisissable que le disque permet heureusement parfois de fixer ?"

La recherche de ce moment serait en quelque sorte un repoussoir de la routine : "Si j'ai créé différents ensembles, Hesperion XX, devenu Hesperion XXI, La Capella Reial de Catalunya, le Concert des Nations, c'est pour varier les plaisirs. J'ai toujours peur de ces tournées où, chaque soir, il faut rejouer la même musique. Certes, on ne joue jamais exactement de la même manière, mais tout de même. J'ai un jour compris cela en entendant une conversation sur une place de marché, au Mexique. Une touriste américaine demandait à un cordonnier combien coûtait la chaise qu'il fabriquait.

- 100 pesos, lui répondit-il.

- Pouvez-vous m'en faire dix, pour 80 pesos chaque ?

- Ah non ! Ce sera 120 pesos chaque.

- Et pourquoi donc ?, rétorque la touriste américaine.

La réponse du cordonnier est magnifique :

- Qui va me payer les heures d'ennui à refaire dix fois la même chaise ?"