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Auteur: Jordi Savall 
Bellaterra, 20 Avril 2020
 

Le génie symphonique de Beethoven

 

Le rôle des symphonies de Beethoven dans l’histoire de la musique a été spécialement étudié et particulièrement bien mis en évidence, tout au long des deux derniers siècles. Pour notre travail de réflexion et préparation de cette nouvelle interprétation de l’intégrale de neuf symphonies de Beethoven, nous sommes partis d’une série d’éléments essentiels qui nous ont inspirés et même conditionnés dans nos choix finals.

Tout d’abord nous sommes partis de l’idée fondamentale de récupérer le son original et l’organique de l’orchestre tel que Beethoven les a imaginés et dont il a pu disposer en tant qu’ensemble constitué par les instruments en usage en son temps. Par ailleurs, il fallait connaître les sources originales des manuscrits existants, pour cela nous avons étudié et comparé les sources autographes et également les matériels existants des parties utilisées pour les premiers concerts, ainsi que les éditions modernes faites à partir de ces mêmes sources, avec pour objectif de vérifier toutes les indications de dynamique et d’articulation. Au niveau des décisions interprétatives les plus importantes, il y avait bien sûr les questions essentielles du tempo demandé par Beethoven, grâce aux indications du métronome que le compositeur lui-même nous a laissées « afin d’assurer l’exécution de mes compositions partout selon les tempi que j’ai conçus, lesquels, à mon regret, ont si souvent été méconnus ». Malgré ces indications très précises de Beethoven lui-même, malheureusement encore aujourd’hui beaucoup de musiciens ou de chefs d’orchestre ne considèrent pas que ces indications soient réalisables dans la pratique ou les méprisent en les considérant antiartistiques ! C’est à cette question, que répond Rudolf Kolisch[i], quand il affirme que « tous les tempi que Beethoven exige des instruments à cordes, tout au moins, sont parfaitement jouables sur la base de la technique moyenne d’aujourd’hui ».

Tout le travail orchestral s’est fait avec les instruments correspondant à ceux utilisés à l’époque de Beethoven et avec un nombre d’exécutants similaire à celui dont le compositeur disposait lors des premières exécutions de ses symphonies ; c’est à dire, autour d’un total de 55 à 60 musiciens selon les symphonies. Nous avons choisi 35 instrumentistes provenant de l’équipe des musiciens professionnels du Concert des Nations, parmi lesquels beaucoup nous accompagnent depuis 1989 et pour le reste des 20 instrumentistes, nous avons choisi de jeunes musiciens provenant de différents pays d’Europe et du monde, sélectionnés lors d’auditions présentielles parmi les meilleurs de leur génération.

Dès le départ il nous a paru évident que l’autre question fondamentale de notre projet était le temps d’étude nécessaire pour aborder et faire aboutir un travail si important et si complexe. Et pour cela, disposer d’un temps suffisant et généreux était une des conditions essentielles pour réussir à faire un labeur approfondi sur l’ensemble de ces neuf symphonies.

Pour la réussite du travail et la répartition cohérente de l’Intégrale, nous avons distribué les 9 symphonies en quatre grands programmes, avec l’idée de les préparer durant deux ans. Chaque programme est étudié et répété respectivement durant deux différentes Académies intensives de 6 jours : dans chaque première académie, que nous appelons « Académie de préparation » se développe le travail de réflexion, d’expérimentation et de définition concernant tous les éléments essentiels à une interprétation aboutie. Dans les deuxièmes « Académies de perfectionnement », tout l’orchestre et chaque instrumentiste individuellement approfondissent toutes les questions fondamentales nécessaires à la réussite d’une interprétation fidèle à l’esprit de chaque œuvre.

Les symphonies 1, 2 & 4 qui ont été programmées et préparées au printemps 2019 et les 3e & 5e que nous avons travaillées à l’automne de la même année, sont celles que nous avons le plaisir de vous présenter aujourd’hui dans ce premier album.

Pour l’année 2020 nous pensions compléter l’intégrale, avec les symphonies 6 et 7, qui étaient programmées pour le printemps et les 8e et 9e symphonies qu’il était prévu de préparer entre les mois d’août et octobre 2020. Bien entendu tout ceci est remis en question en ce moment même par les conséquences sociales de la tragique pandémie que nous subissons tous et nul ne sait ce qui sera possible dans ce futur incertain, donc selon l’évolution de la pandémie nous verrons ce que nous pourrons réaliser quant à la deuxième partie de notre projet d’Intégrale.

« La musique instrumentale de Beethoven, écrivait E. T. A. Hoffmann, le 4 juillet 1810 dans l’Allgemeine Musikalische Zeitung, nous ouvre l’empire du colossal et de l’immense. D’ardents rayons percent la nuit profonde de cet empire et nous percevons des ombres de géants, qui s’élèvent et s’abaissent, nous enveloppant de plus en plus et annihilant tout en nous, et pas seulement la douleur de l’infini désir dans lequel sombre et disparaît tout plaisir sitôt surgi en notes d’allégresse ; et c’est seulement dans cette douleur qui se consume d’amour, d’espoir, de joie, mais ne détruit pas, et veut faire éclater notre poitrine dans un accord unanime de toutes les passions, que nous continuons à vivre et sommes des visionnaires ravis ».

Dans le texte de présentation de l’enregistrement des trois dernières symphonies de Mozart, nous évoquions la difficulté de la compréhension par le public contemporain de ces nouveaux chefs-d’œuvre. Ces dernières symphonies, que Mozart n’a peut-être même pas pu écouter, n’ont pas été facilement comprises de son temps et même par des générations postérieures. À la fin de 1790 paraît dans le Historisch-Biographisches Lexicon der Tonkünstler de Gerber cette notice sur Mozart, qui explique son isolement et quelquefois, l’incompréhension des amateurs contemporains :

« Ce grand maître, grâce à sa précoce connaissance de l’harmonie, s’est familiarisé si profondément et si intimement avec cette science qu’il est difficile à une oreille non exercée de le suivre dans ses œuvres. Même les auditeurs plus exercés sont obligés d’entendre ses compositions plusieurs fois ».

« Trop de développements sans but et sans effet, trop de procédés techniques », critique Berlioz à propos de ces dernières symphonies de Mozart. En 1788 Mozart atteint la maturité et le sommet symphonique de son temps à l’âge de 32 ans. Un « jeune » compositeur appelé Ludwig van Beethoven prend la relève onze années plus tard (1799), en composant à l’âge de 29 ans, sa première symphonie en Do majeur. Elle sera interprétée pour la première fois en concert le 2 avril 1800 à Vienne. En effet le 26 mars de cette même année, la Wiener Zeitung annonçait que « la direction du Théâtre impérial, ayant mis la salle de spectacle à la disposition de M. Ludwig van Beethoven, ce compositeur prévient l’honorable public que la date de son concert a été fixée au 2 avril. On pourra se procurer ce jour-là et la veille des places réservées chez M. van Beethoven, Tiefer Graben N. 241, 3e étage […] ».

Le programme de ce concert comprenait :

 

    Symphonie de Mozart

    Air de La Création

    Grand concerto pour pianoforte de Beethoven

    Septuor de Beethoven

    Duetto de La Création

    Improvisation de Beethoven sur l’Hymne à l’Empereur de Haydn

    Symphonie nº 1 de Beethoven

Le compte rendu sur ce concert, paru dans l’Allgemeine musikalische Zeitung (le 15 octobre 1800), et cité par J.-G. Prod’homme[ii] est un document unique qui nous renseigne sur la première impression que cette nouvelle manière plus protagoniste d’aborder l’usage des instruments à vent dans l’orchestre avait laissée.

« Enfin, – écrit le correspondant viennois de la célèbre Gazette –, M. Beethoven a pu obtenir la salle du théâtre pour un concert à son bénéfice qui a été certainement un des plus intéressants que nous avons vus depuis longtemps. Il a joué un nouveau concerto de sa composition contenant de nombreuses beautés, spécialement dans les deux premiers mouvements. Après ce morceau, nous avons entendu un Septuor écrit par lui avec beaucoup de goût et de sentiment. Il improvisa magistralement, et à la fin du concert fut exécutée une Symphonie de sa composition, où nous avons remarqué beaucoup d’art, de nouveauté et une grande richesse d’idées. Nous noterons toutefois l’usage trop fréquent des instruments à vent : il en résulte que la symphonie est plutôt une pièce d’harmonie qu’une œuvre vraiment orchestrale ».

« Cet équilibre nouveau des groupes instrumentaux, – remarque André Boucourechliev[iii] – loin d’être mis en lumière par nos interprétations d’aujourd’hui, est souvent négligé. L’hypertrophie du groupe des cordes est un des penchants des plus tenaces du ‘symphonisme’, et pour beaucoup le terme de symphonie se traduit par ‘orchestre de 120 exécutants’. Ignaz Moscheles rapporte que Beethoven craignait par-dessus tout la confusion et ne voulait pas avoir plus d’une soixantaine d’exécutants pour ses symphonies ». Cet équilibre nouveau est pour nous une question fondamentale, et c’est la raison première qui nous a fait choisir un nombre d’exécutants similaire à celui dont Beethoven a pu disposer dans les premières interprétations de ses symphonies : 18 vents et 32 cordes (10.8.6.5.3) correspondants aux instruments et diapason (430) utilisés à l’époque. « L’orchestre de Beethoven n’est pas l’instrument de puissance, le porte-voix, ni le revêtement de sa pensée musicale ‘ orchestrée ’ : il fait corps avec elle, il est cette pensée ».

De notre temps, de nombreux commentateurs, musicologues et critiques musicaux se sont exprimés sur l’œuvre de Beethoven et spécialement sur ses neuf symphonies, mais la réalité est que seul le mystère de son génie s’exprime par la sûreté de l’acte de la création tel qu’il transparait dans son œuvre. Cette énergie qui a tant frappé ses successeurs n’a jamais été transmissible – hormis a ceux qui, comme Bartók, appartiennent à la même espèce de musiciens, – du fait qu’en lui, l’acte de créer prend souvent lui-même la forme d’un combat. Beethoven s’est souvent battu avec lui-même pour créer, son œuvre résulte d’un processus de création qui témoigne d’une nouvelle conception de l’art. Rappelons que, juste après Haydn et Mozart – qui avaient amené la sonate, le quatuor à cordes et surtout la symphonie à un niveau de qualité total –, Beethoven se trouve placé en un point de l’évolution musicale où le style classique a atteint des sommets inégalés. Comme le remarque si bien Bernard Fournier[iv] « Composer à la suite des deux grands Viennois, créateurs chacun à sa façon d’un nouvel univers musical porté à un tel point d’achèvement, constituait un défi dont l’enjeu sera longtemps masqué aux yeux des commentateurs par cet autre défi que l’ombre de Beethoven représentera ensuite pour ses propres successeurs ».

Le paradoxe auquel nous sommes confrontés en ce XXIe siècle est celui qu’avait déjà exposé René Leibowitz il y a plus de 40 ans dans son livre Le compositeur et son double[v]. Il rappelait alors « la place absolument privilégiée qu’occupe l’œuvre de Beethoven dans la vie musicale de notre temps (selon les résultats d’une récente enquête sur les divers degrés de ‘popularité’ des grands compositeurs auprès du public mélomane) ». Ce pourquoi, il continue : « On serait tenté d’en déduire que publics et interprètes font preuve d’une prise de conscience réelle et profonde des valeurs musicales les plus authentiques, puisqu’il ne saurait faire de doute que ces valeurs ont trouvé dans l’œuvre de Beethoven, précisément, l’une de leurs expressions les plus élevées et les plus prestigieuses. A vrai dire, une pareille déduction n’est pas tout à fait sans fondement, et nous pouvons vérifier de la sorte que la célèbre théorie, selon laquelle l’œuvre géniale finit toujours par s’imposer de manière indubitable, comporte une certaine part de vérité. On peut d’ailleurs ajouter à cela que – qu’ils en soient complètement conscients ou non – public et interprètes arrivent inévitablement à choisir comme œuvre de prédilection celles qui le méritent le plus. Et cependant, on ne peut guère s’empêcher de penser que le cas de Beethoven, si on veut lui appliquer les théories que nous venons d’énoncer, est des plus troublants. En effet, il n’existe peut-être aucun autre compositeur qui ait été aussi constamment soumis à des traditions d’interprétations fausses et incongrues, traditions qui arrivent à déformer et à dissimuler le sens même des œuvres qui jouissent d’une aussi immense popularité… Situation paradoxale s’il en est une, puisque l’on semble adorer quelque chose que l’on ne connaît qu’à travers des déformations, et que l’on déforme systématiquement quelque chose qu’on adore. »

Notre travail de recherche et d’interprétation a voulu tenir compte de tous ces éléments de réflexion, à partir d’un réel retour aux sources et d’une conception originelle. L’objectif principal, qui est celui de projeter dans notre XXIe siècle, toute la richesse et toute la beauté de ces symphonies – très connues et trop souvent présentées sous une forme surdimensionnée et surchargée –, passe par redonner à ces œuvres l’essentiel de leur énergie propre, grâce à un véritable équilibre naturel entre les couleurs et la qualité du son naturel de l’orchestre qui est constitué – à cette époque – par les instruments à cordes de son temps (cordes en boyau et archets historiques), instruments à vent construits en bois (Woodwind): flûtes, hautbois, clarinettes, bassons et contrebassons; les instruments métalliques (Brass): saqueboutes, trompes et trompettes naturelles et les timbales d’époque jouées avec des baguettes en bois. Il en résulte ainsi une brillance, une articulation, un équilibre et des dynamiques révolutionnaires, qui sont à la base d’un dynamisme fondé sur le respect des tempi voulus par Beethoven (sauf quelques rares exceptions) et ceux du phrasé qui en découle selon les indications de caractère et de la dramaturgie portée par la puissance spirituelle de son propre message.

« Par son potentiel spirituel nouveau aussi bien que par sa structure sonore, – remarque André Boucourechliev, dans son livre fondamental sur ce compositeur[vi] –, la musique symphonique de Beethoven dépasse d’emblée tout caractère et tout contexte préétablis, s’élance à sa propre découverte, et rejoint – suscite même – un public nouveau. A cette société en mouvement, tournée vers l’avenir, aux désirs imprévisibles, aux exigences informulées, à ces inconnus Beethoven donnera ce à quoi ils aspirent sans encore le savoir, et même sans encore le vouloir. Rapports nouveaux, épreuves de force hasardeuses, où la réticence et le malentendu côtoient l’exaltation collective […] Cette perpétuelle aventure d’une libre confrontation, nous continuons de la vivre, périlleusement, dans la musique d’aujourd’hui. C’est à Beethoven surtout que revient la gloire de l’avoir instauré ». Dans cette force révolutionnaire que portent en elles-mêmes les symphonies de notre compositeur, grâce à la voix multiple et puissante de l’orchestre, se crée une perpétuelle veille de l’esprit créateur, qui n’épuisera jamais leur jeunesse.

 

[i] Kolisch, Rudolf. (April, 1943), Tempo and Character in Beethoven’s Music. New York, The Musical Quarterly, Oxford University Press

 

[ii] Prod’homme, J.-G. (1905), Les Symphonies de Beethoven, Paris.

 

[iii] Boucourechliev, André. (1963), Beethoven. Collection « Solfèges », Paris, Éd. du Seuil.

 

[iv] Fournier, Bernard. (2016), Le génie de Beethoven. Paris, Éd. Fayard.

 

[v] Leibowitz, René. (1971), Le compositeur et son double, Paris, Éditions Gallimard.

 

[vi] Boucourechliev, André. (1963), Beethoven. Collection « Solfèges », Paris, Éd. du Seuil.

 

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